L’extravagant monsieur Bezos

Aussi désinvolte qu’obstiné, le patron du célèbre magasin en ligne a largement atteint ses objectifs. Et fait taire tous les sceptiques.

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

Jeff Bezos serait-il superstitieux ? Amazon, le magasin de livres en ligne qu’il a ouvert le 16 juillet 1995, devait s’appeler initialement « Cadabra », comme dans « abracadabra ». Mais le jeune Américain – il avait 31 ans à l’époque – se ravise : le mot ressemble trop à « cadavre ». Il lui préfère rapidement celui de l’un des plus longs fleuves du monde, Amazon. Pour suggérer au public une idée d’infini. Infinis, les rayonnages de cette librairie virtuelle, infinies, les possibilités de diversification, infinie, la croissance des profits (588 millions de dollars en 2004, soit 16 fois plus qu’en 2003)… Au fil du temps, les observateurs se disent que Jeff Bezos a été bien inspiré dans son choix.
Il n’en a pas toujours été ainsi, l’entreprise ayant longtemps fait plus d’un sceptique. « Formidable, mais pas rentable », titrait Jeune Afrique/l’intelligent en 2000 (voir n° 2080). Car si, dès le début, les ventes croissent à la vitesse grand V (un mois seulement après sa création, Amazon avait déjà vendu des livres dans tous les États américains et dans quarante-cinq pays et, entre 1996 et 1997, a vu son chiffre d’affaires multiplié par trente), les bénéfices, eux, se font attendre… jusqu’en 2003. En dépit de ces huit premières années de pertes (1,4 milliard de dollars en 2000), Jeff Bezos n’en finit pas d’afficher un air triomphant dans les médias, qui le sollicitent de toutes parts, au point que ses éclats de rire, obligeamment comparés aux cris… d’une oie du Canada, deviennent légendaires. Alors, inconséquent, cet ancien financier de Wall Street, diplômé de la prestigieuse université de Princeton, qui, un beau jour de 1994, quitte New York avec son épouse et se rend en voiture à Seattle pour y créer Amazon, ravivant la bonne vieille image américaine du pionnier parti à la conquête de l’Ouest ?
Personne ne saura cependant si, pendant ces années de vaches maigres, Jeff Bezos est sûr de l’avenir. Mais il est certain que ce « libraire » qui déclare acheter dix livres par mois mais n’en lire que trois recueille aujourd’hui les fruits d’une politique d’investissements menée bille en tête. Avec une idée fixe : la satisfaction du client avant celle de l’actionnaire. Ainsi, pour être plus compétitif que les concurrents physiques, dont les librairies américaine Barnes & Noble et européenne Bertelsmann, qui, dans la dernière moitié des années 1990, se lancent aussi dans la vente en ligne, une règle est imposée : la livraison gratuite sous quarante-huit heures, n’importe où sur la planète. Séduisante pour les consommateurs, ainsi rapidement fidélisés, la recette n’en est pas moins coûteuse. Autre exemple, qui vaut à Jeff Bezos sa réputation de dépensier : l’acquisition d’un entrepôt de 80 000 m2 au fin fond de l’Arkansas, occupé à 10 % de sa capacité seulement. Il servira un jour, clame celui qui n’hésite pas à se qualifier d’« innovateur ».
La décision de se lancer dans la vente de disques, de DVD et de cassettes vidéo, en 1998, alimente aussi les critiques. Mais rien n’arrête le frénétique patron : en 1999, c’est au tour des produits non culturels, comme l’électronique, les meubles et même les jouets, de figurer sur le site. Amazon vend alors de gros volumes, prend de la place sur le marché, crée des filiales à l’étranger, mais continue d’enregistrer des pertes. Son patron n’en déclare pas moins qu’il veut faire du « plus grand magasin de livres au monde » le « plus grand magasin de tout au monde ». Excusez du peu.
Le cours de l’action du groupe, cotée au Nasdaq (le marché américain des valeurs technologiques) depuis 1997, reflète les hésitations des investisseurs face à ce nouveau venu qui enchaîne les déclarations à l’emporte-pièce : en huit ans, il oscille entre 5,50 et 106 dollars. Jeff Bezos, il est vrai, ne fait rien pour inspirer confiance, au contraire : lorsqu’il emprunte, en 1994, 300 000 dollars à ses parents, il leur assure qu’il y a 70 % de chances pour qu’ils ne les récupèrent pas. Ce mélange de désinvolture et d’obstination séduit néanmoins, et lui vaut d’être nommé homme de l’année par le magazine Time, en 1999. Parce qu’il a radicalement changé les habitudes de consommation, explique-t-on. Les employés d’Amazon, qui dénoncent leurs conditions de travail, n’ont que faire de cette prétendue évolution des moeurs dont leur patron « grippe-sou » serait le père. En particulier les 1 300 salariés licenciés en 2001, en plein éclatement de la bulle Internet. Mais à la fin de 2003, les chiffres donnent raison à Jeff Bezos. L’entreprise, qui vend de plus en plus à l’international (plus 55 % entre 2002 et 2003), réalise ses premiers bénéfices, salués par la presse : plus de 35 millions de dollars, contre 149 millions de pertes l’année précédente. Jeff Bezos devient alors le « miraculé » ou le « survivant » de la Net économie. On admire sa fortune (il détiendrait 25 % du capital d’Amazon, soit 3,5 milliards de dollars) et ses intuitions sont désormais qualifiées de « visionnaires ». Mais depuis ce début 2004 en fanfare, plus rien, ou presque, ne filtre sur l’homme, comme sur l’entreprise.
Où est passé Jeff Bezos ? Que devient Amazon ? C’est comme si tout allait trop bien pour qu’on en parle. De fait, les comptes du premier semestre 2005, bien qu’en légère baisse (52 millions de dollars de bénéfices, contre 76 millions à la même période en 2004), montrent qu’Amazon continue tout simplement sur sa lancée. Pas de retournement en vue, ni à la hausse ni à la baisse. La librairie virtuelle, aujourd’hui devenue un immense supermarché, tire 25 % de ses revenus des partenariats passés avec d’autres sites (notamment le magasin de jouets Toys’R’us et Marks & Spencer). Elle continue de se diversifier dans des directions parfois inattendues, les bijoux et les montres au printemps 2004. Mais c’est devenu une habitude. Amazon a atteint sa vitesse de croisière, en somme.
Il en va tout autrement de son extravagant fondateur. En 2000, celui-ci a créé une entreprise au nom aussi mystérieux que l’activité : Blue Origin… Jeff Bezos, qui dit « avoir toujours eu envie d’aller là-haut », a en fait réuni une équipe de scientifiques pour travailler à la conception d’un appareil capable de voler à une altitude « suborbitale » avec sept passagers à bord. Et a annoncé, en janvier dernier, la création d’un terrain d’expérimentation spatiale sur un domaine appartenant à sa famille, au Texas. Folie des grandeurs ou projet visionnaire ? L’avenir le dira.

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