Génocide des Tutsi au Rwanda : une commission d’enquête française crée des tensions chez les historiens

Alors qu’une commission d’enquête sur les archives concernant le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 devrait être annoncée en fin de semaine, sa composition provoque des remous chez les historiens, qui critiquent déjà son manque d’indépendance. Deux spécialistes français en auraient en effet été écartés.

Un visiteur observe des photos de victimes au Mémorial de Kigali, le 5 avril 2014. © Ben Curtis/AP/SIPA

Un visiteur observe des photos de victimes au Mémorial de Kigali, le 5 avril 2014. © Ben Curtis/AP/SIPA

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Publié le 3 avril 2019 Lecture : 4 minutes.

Censée être dévoilée « en fin de semaine » par l’Élysée, la commission d’enquête censée plancher sur les archives encore classifiées portant sur le rôle de la France au Rwanda avant et après le génocide des Tutsi n’en finit pas d’alimenter la polémique. Et ce, avant même sa formation.

Deux des principaux historiens français spécialistes du Rwanda, Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’EHESS, et Hélène Dumas, chargée de recherche au CNRS, en auraient en effet été écartés, comme l’assure à JA le premier nommé, et la confusion semble régner sur les contours et la composition de cette future commission. « On ne sait pas quel périmètre d’archives cela concernera« , explique Stéphane Audoin-Rouzeau à Jeune Afrique. « Le sujet agite la communauté historienne. En tant que chercheur, on ne peut pas accepter que les spécialistes soient triés sur le volet », ajoute-t-il. Une pétition lancée le 1er avril par Christian Ingrao, chargé de recherches au CNRS a déjà réuni plus de 280 signatures. Dans ce texte, le chercheur prend ses distances avec une commission qui « risque fort d’apparaître comme instance univoque et complaisante » .

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>>> À LIRE – Génocide au Rwanda : les enjeux de la déclassification des archives de l’Élysée

La nouvelle a été annoncée le 27 mars, en clôture d’un colloque sur le rôle de la France au Rwanda qui s’est tenu à l’École normale supérieure. Les raisons de cette supposée mise à l’écart ? « Personne ne nous l’explique clairement », répond Audoin-Rouzeau.

L’historien explique avoir été reçu quelques jours plus tôt par la cellule Afrique de l’Élysée, où aucune justification ne lui a alors été transmise au sujet de cette mise à l’écart. Après avoir consacré la majorité de sa carrière à l’étude de la Première guerre mondiale, Stéphane Audoin-Rouzeau est devenu l’un des principaux spécialistes français sur l’implication française au pays des mille collines entre 1990 et 1994. « On m’a laissé entendre que certains de mes écrits sur le rôle de l’armée française au Rwanda avaient pesé dans la balance et que ma présence serait une source de blocage, après m’avoir expliqué au préalable que mes travaux avaient contribué à motiver la création de cette commission », explique-t-il.

« Personne n’a été exclu »

Du côté de l’Élysée, un collaborateur d’Emmanuel Macron se veut pourtant catégorique : « Personne n’a été exclu » de cette commission, dont la composition pourrait être officialisée avant le 5 avril. Lors de la visite à Paris du président rwandais Paul Kagame, en mai 2018, Emmanuel Macron avait déclaré au sujet de l’ouverture des archives – éternel point de crispation concernant la question du rôle de la France pendant le génocide – qu’un « groupe de chercheurs sera chargé de faire progresser notre connaissance sur un des pires drames de la fin du XXe siècle ».

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Dix mois plus tard,on devrait donc en savoir un peu plus, notamment sur le périmètre des archives concernées. « L’objectif est d’ouvrir l’ensemble des archives », confie une source élyséenne, qui explique que « parmi les gens contactés, certains ont accepté et d’autres ont refusé, pour différentes raisons ». L’Élysée réfléchirait également à la mise en place de « financements pour des programmes de recherches destinés aux jeunes chercheurs français et rwandais ».

Si ces archives n’ont pas encore été ouvertes aux chercheurs, l’amiral Jacques Lanxade, ex-chef d’état-major des armées pendant le génocide, semble pour sa part déjà convaincu que « rien » de compromettant pour la France n’y sera trouvé, comme il l’a annoncé lors d’un débat le 20 mars dernier.

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Qui pour composer la commission ?

Si l’exclusion de Stéphane Audoin-Rouzeau se confirme, la direction de la commission pourrait être confiée à son ami Vincent Duclert, directeur du Centre d’étude sociologique et politique Raymond Aron (Cespra), chercheur titulaire à l’EHESS et professeur associé à Sciences Po. C’est ce dernier qui pilotait le « Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse », rendu en décembre dernier.

S’il ne nie pas le rôle que certains de ses confrères lui prêtent dans la future commission, l’inspecteur général de l’Éducation nationale, spécialiste d’un autre génocide, celui des Arméniens, reconnaît que le sujet est « très sensible » compte tenu « de la violence des mises en cause de cette commission » et appelle à « attendre les annonces de l’Élysée ».

Les conditions ne sont pas réunies pour travailler sereinement

« Le président de la République souhaite transformer les relations entre la France et le Rwanda, et en finir avec le modèle colonial de la diplomatie française en Afrique. Le génocide des Tutsi au Rwanda est un des grands points de blocage, et c’est pour cela que cette commission est nécessaire », défend Vincent Duclert. 

La mise en cause de la commission par la communauté historienne, où certains membres reprochent à ce dernier d’avoir donné un accord de principe sans connaître le détail de la mission, complique le recrutement. « Il faut que les chercheurs soient à la main du futur directeur de la commission, et non de l’Élysée », plaide Stéphane Audoin-Rouzeau.

Aucun nom n’a pour l’instant été dévoilé, mais ces mises à l’écart présumées ne resteront pas sans effets. D’ores et déjà, plusieurs historiens font preuve de méfiance. « Leur absence est en effet un très mauvais signal : quelle que soit la sincérité éventuelle du projet initial, si les autorités ont cédé à la pression des militaires les conditions ne seront pas réunies pour travailler sereinement et de manière complètement indépendante, sur le plan politique comme sur le plan scientifique », confie une personnalité également approchée pour faire partie de la commission avant de décliner à son tour. « Apparemment, ça ne les embarrasse pas de ne pas avoir de spécialistes dans la commission », s’agace Stéphane Audoin-Rouzeau.

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