Le boulet ivoirien

Comment la persistance de la crise politique en Côte d’Ivoire empêche le décollage de la sous-région.

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

Prévu le 19 octobre, à Niamey (Niger), le sommet extraordinaire de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine1) a été reporté sine die. C’est le seul signe tangible d’une double crise cachée, institutionnelle et économique. Optimiste, comme à son habitude, le président de la commission de l’UEMOA, Soumaïla Cissé, ne voit dans ce report qu’un « problème de calendrier ». Deux chefs d’État au moins ne pouvaient faire le déplacement : le Malien Amadou Toumani Touré, en raison de sa visite officielle à Cuba (22 octobre), et l’Ivoirien Laurent Gbagbo, absorbé par les conséquences de la nouvelle donne liée au renvoi de l’élection présidentielle à la fin d’octobre 2006. Or l’importance de l’ordre du jour, explique Soumaïla Cissé, exige que tous les chefs d’État soient présents.
Parmi les points d’actualité que devrait examiner le sommet de Niamey : l’élection du gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), le mandat de Charles Konan Banny, 63 ans, s’achevant le 31 décembre 2005. En poste depuis 1990, l’Ivoirien peut encore rempiler. Les statuts ne fixent pas le nombre de mandats, mais prévoient une rotation entre les pays membres ; la situation financière de l’Union, en raison de l’accumulation des arriérés de paiements intérieurs et extérieurs de l’État ivoirien (522 milliards de F CFA, soit 86 % du total à la fin de 2004), ce qui retarde le programme de convergence économique de l’Union ; le ralentissement de l’activité économique ; la persistance de la sécheresse ; les risques de propagation de la grippe aviaire (par les oiseaux migrateurs venant d’Europe) ; le programme d’intégration régionale (2006-2010) ; l’adoption d’une position commune dans la perspective de la prochaine conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Hong Kong (13-18 décembre), notamment vis-à-vis des solutions contradictoires proposées par les États-Unis et l’Europe pour supprimer leurs subventions agricoles à l’exportation et dont pâtissent cruellement les paysans africains (surtout les producteurs de coton).
En attendant l’examen de toutes ces questions dans le courant de novembre, une analyse de la situation économique de l’UEMOA, à la lumière des derniers rapports2, s’impose. Six ans après le déclenchement de la crise politique ivoirienne (décembre 1999), le « gâchis » représente au bas mot près de 4 000 milliards de F CFA pour la Côte d’Ivoire et quelque 6 000 milliards pour l’ensemble de l’UEMOA. Il ne s’agit ici que d’une estimation du manque à gagner cumulé en production de valeur ajoutée du secteur formel. C’est l’équivalent d’une perte annuelle de trois points de croissance en termes réels. La progression du PIB n’était en effet plus que de 2 % en 1999, puis de 0,2 % en 2000, contre 6 % ou 7 % avant le coup d’État de Robert Gueï. La Côte d’Ivoire a donc subi quatre années de croissance zéro ou négative. La légère reprise de 2004 (+ 1,6 %) est vite retombée (1 %, ou moins, en 2005). (Voir le « Plus Côte d’Ivoire » pp. 47-63.)
La bonne santé du pays de Félix Houphouët-Boigny rejaillissait auparavant sur l’ensemble des activités de l’Afrique de l’Ouest : échanges de biens et services, banque, transferts de revenus, transports routiers, ferroviaires, aériens et maritimes… Il y a dix ans, l’économie de la Côte d’Ivoire pesait le cinquième de la sous-région (quinze pays, dont le Nigeria et le Ghana). Aujourd’hui, elle n’en représente plus que le dixième. Pour la seule UEMOA, son poids est tombé de près de 50 % à 36 %.
Dans sa chute, l’ancienne « vitrine » de l’Afrique de l’Ouest a entraîné avec elle, plus ou moins gravement, les quatorze économies voisines (hormis le Sénégal et le Mali, dont le taux de croissance caracole au-dessus de 6 %). Mais les premiers à souffrir sont les Ivoiriens eux-mêmes, entrés dans le cercle vicieux de la paupérisation et de la survie dans les bas-fonds de l’économie informelle. Le revenu annuel moyen de l’Ivoirien n’a cessé de décroître pour s’établir à 800 dollars, autant que celui du Sénégalais, alors que le rapport était deux fois plus élevé en 1980 (1 140 dollars, contre 530).
Si la Côte d’Ivoire conserve son statut de « première puissance » de l’UEMOA, ce n’est qu’à la faveur de sa production de pétrole (8 millions de barils en 2004), de gaz naturel (9,4 millions de barils équivalent pétrole) et de cacao (1,4 million de tonnes). Mais ce statut ne cesse de s’éroder. Idem pour les privilèges y afférents, comme le poste de gouverneur de la BCEAO ou le siège de la Banque africaine de développement (BAD). Le premier est réclamé avec insistance par d’autres pays de l’UEMOA, le second est menacé par la demande – un peu moins pressante – des États-Unis, qui voudraient voir la BAD quitter son siège temporaire à Tunis pour s’installer au Botswana… La délocalisation de la BAD a causé d’énormes pertes pour la capitale économique ivoirienne : chute des recettes perçues par l’État et par la ville consécutive à la réduction du chiffre d’affaires des divers commerces, de l’hôtellerie, des agences de voyages et des banques locales.
Par pudeur, l’impact de la crise ivoirienne n’a jamais été évalué dans son ensemble sur les économies de l’UEMOA : renchérissement des coûts du transport et des assurances, délocalisation hors de la zone des activités industrielles et commerciales, pertes définitives d’emplois, etc. Pour le gouverneur sortant de la BCEAO, il est nécessaire de « sortir de ce gâchis », la capacité de résistance de l’UEMOA ayant des limites. Pour le président de la commission, il est encore plus urgent de mobiliser les ressources afin de mener à bien le programme économique régional adopté en mai 2004 et déjà en cours de réactualisation. Soumaïla Cissé espère enfin pouvoir réunir une table ronde avec les bailleurs de fonds dans le courant de décembre à Ouagadougou, au Burkina. Geste d’encouragement, la France a annoncé, à l’avance, le versement d’une contribution de 20 millions d’euros par an.
De fait, la zone UEMOA possède encore des capacités disponibles pour la relance de l’activité économique. Mais la balle est dans le camp des décideurs politiques ouest-africains. Selon le dernier bulletin de la BCEAO, signé le 7 octobre, les indicateurs monétaires et financiers sont au vert : la trésorerie bancaire est abondante (637 milliards de F CFA au 3 octobre). Il en est de même pour les avoirs des banques en devises (300 milliards). Au niveau des États, le taux de couverture de l’émission monétaire s’élève à 117,2 %, un niveau record qui signifie que les réserves de change, dont la garde est confiée à la France (garante de la convertibilité du franc CFA), permettent de financer l’équivalent de sept mois d’importations de biens et de services (3 730 milliards de F CFA). Ce double matelas – trésorerie des banques et des États – témoigne de la solidité de la monnaie (le franc CFA) et de la faiblesse des fuites de capitaux.
Il n’en demeure pas moins que cette bonne santé financière ne sert pas à grand-chose aussi longtemps que les troubles sociopolitiques persisteront et que les investissements productifs resteront en souffrance. Il y va du décollage de l’UEMOA. Car il est impératif de créer des entreprises qui transforment une bonne partie des matières premières vendues à l’état brut (3 200 milliards de F CFA, soit 53 % des exportations en 2004) ; des entreprises qui produisent pour la satisfaction des besoins alimentaires locaux (les achats à l’étranger ont coûté 1 200 milliards de F CFA en 2004, davantage que la facture pétrolière, de 1 100 milliards) ; des entreprises qui paient des impôts, permettant ainsi aux États de boucler les budgets sociaux (la pression fiscale est seulement de 15 %)… Il revient cependant aux gouvernements de tenir leurs promesses maintes fois rappelées par les instances dirigeantes de l’UEMOA et toujours pas honorées : levée des barrières non tarifaires, libre-circulation des personnes, liberté de prestation de services et du droit d’établissement. Sans ces bouffées d’oxygène, il n’y aura pas de véritable marché unique.

1. L’UEMOA siège à Ouagadougou (Burkina). Elle regroupe huit pays : Bénin, Burkina, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. www.uemoa.int
2. Rapports publiés le 20 septembre : celui de la zone franc (par la Banque de France) et celui du Comité de convergence de l’UEMOA (ministres des Finances).

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires