Koïzumi le flamboyant

Son style moderniste séduit. Ses réformes libérales ont contribué à relancer l’économie. Réélu triomphalement le 11 septembre, le Premier ministre passera la main, comme prévu, l’an prochain. Bilan.

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

Junichiro Koïzumi a de la suite dans les idées. Comme chaque année depuis son accession au pouvoir, en 2001, le Premier ministre japonais fraîchement réélu s’est, le 17 octobre, rendu au sanctuaire shintoïste de Yasukini, où reposent les cendres des 2,5 millions de Japonais morts pour la patrie depuis 1853. Et notamment celles des quatorze criminels de guerre condamnés et exécutés par les Alliés après la Seconde Guerre mondiale. Sous une pluie battante et dans une épaisse brume, il s’est brièvement recueilli devant un autel. Cette visite revêtait un « caractère strictement privé », a fait savoir le porte-parole du gouvernement, pour couper court aux critiques des nations victimes de l’impérialisme nippon au cours de la première moitié du XXe siècle. Peine perdue ! Comme tous les ans, la Chine et la Corée du Sud ont solennellement protesté et convoqué les ambassadeurs japonais. Et, comme tous les ans, Koïzumi a balayé les accusations d’un revers de main. Les pays étrangers « n’ont pas à s’ingérer dans [notre] façon d’honorer nos morts », a-t-il fermement commenté.
Dirigeant atypique dont le style flamboyant – davantage que sa politique, finalement assez mesurée – contraste avec celui de ses prédécesseurs, Junichiro Koïzumi (63 ans) incarne à lui seul l’ambigu renouveau du Japon. Son talent politique est incontestable et sa longévité exceptionnelle dans un pays où les Premiers ministres se sont souvent succédé à un rythme effréné. Fils et petit-fils d’apparatchik élu député de Yokosuka (région de Tokyo) en 1972, il est devenu chef du gouvernement à la surprise générale en avril 2001, après une OPA réussie sur le Parti libéral démocrate (PLD), le parti conservateur au pouvoir presque sans interruption depuis 1955. Plébiscité à plus de 87 % par les militants, « l’homme de la dernière chance », comme on le surnomme à l’époque, réussit son entrée : il évite à son parti une déroute qu’on croyait assurée lors des sénatoriales du mois de juillet. C’est que Koïzumi sait communiquer. Son style direct plaît aux femmes et aux jeunes, deux franges de l’électorat qui s’étaient peu à peu éloignées des conservateurs. Il a le sens de la formule et passe bien à la télévision.
Grâce à sa popularité – et à l’absence de tout concurrent sérieux -, il parvient à briser le système des clans alors en vigueur au PLD. Parallèlement, la « présidentialisation » de l’action gouvernementale qu’il parvient à instaurer – une nouveauté dans l’histoire contemporaine du pays – est bien perçue par l’opinion. Elle lui permet de conforter son image de leader et l’aide à mettre fin à la collusion entre la classe politique, la bureaucratie et le monde des affaires, qui fut, comme l’on sait, largement à l’origine des difficultés économiques rencontrées par le Japon à partir de 1991.
Déclenchée par le krach de l’immobilier, la crise a progressivement mis en évidence l’essoufflement du « modèle » nippon, ce mélange de dynamisme à l’exportation, de protectionnisme et d’emploi à vie tant vanté dans les années 1970 et 1980, quand le tonus de l’économie japonaise contrastait avec la faiblesse des économies européennes et américaine. Banques fragilisées par des investissements immobiliers hasardeux, effondrement de la Bourse, envolée du chômage (5,5 % de la population active en 2003), récession… Pendant plus de dix ans, l’archipel a vécu au rythme des mauvaises nouvelles. L’État a investi des centaines de milliards de dollars dans des plans de relance qui sont restés sans effet sur la croissance mais ont fait exploser le déficit et la dette, dont le niveau est passé de 60 % à 160 % du Produit intérieur brut entre 1992 et 2005 (record des pays industrialisés). Maigre consolation, ces injections de fonds massives ont aidé les entreprises privées à mettre en route de coûteuses restructurations.
Koïzumi aime à se présenter comme un réformateur convaincu. À certains égards, son programme n’est pas sans évoquer les recettes ultralibérales de Margaret Thatcher, dans les années 1980. Mais en beaucoup moins brutal. Loin de la « thérapie de choc » administrée au Royaume-Uni par la « Dame de fer », il s’est employé à réformer graduellement, avec patience et opportunisme. Après s’être attaqué à la privatisation des autoroutes et à la dérégulation des banques, il a, au cours de l’été dernier, engagé un véritable bras de fer avec son parti à propos de la privatisation de la Poste japonaise. Cette dernière, qui est aussi une banque, draine une épargne colossale de 2 600 milliards d’euros. Elle emploie quelque 270 000 salariés, qui, avec leurs familles, constituent un lobby redoutable : environ un million de suffrages très majoritairement acquis aux caciques conservateurs. Mis en minorité au Parlement, comme il s’y attendait, Koïzumi a sauté sur l’occasion et convoqué des élections anticipées. Le scrutin du 11 septembre a tourné au plébiscite : triomphalement reconduit dans ses fonctions, il a du même coup renforcé son leadership sur le PLD. Désormais, il va pouvoir engager son programme de privatisation de la Poste. Telle est la méthode Koïzumi.
Le chef du gouvernement n’est donc pas complètement étranger au redressement de l’économie japonaise – dont la croissance devrait avoisiner 1,9 % cette année. Mais il n’en est pas la cause principale. L’essentiel, c’est la purge à laquelle, dix ans durant, l’ensemble des entreprises ont été soumises. De faillite en restructuration, la plupart des « canards boiteux » ont été éliminés. Aujourd’hui assainie, l’économie japonaise peut profiter à plein de l’effet d’aspiration provoqué par la vertigineuse croissance chinoise. Pour la première fois cette année, la Chine est devenue le premier débouché des entreprises nippones, devant les États-Unis. Une vraie révolution. Mais les plaies du passé restant vives, le Japon se garde de mettre tous ses oeufs dans le même panier. L’Office du commerce extérieur (le Jetro) vient de mettre au point une stratégie baptisée China Plus One, qui recommande aux entreprises japonaises de diversifier au maximum leurs débouchés régionaux. Et de cibler les marchés des nouveaux pays industrialisés d’Asie du Sud-Est (Taiwan, Thaïlande, Malaisie, Philippines) et des nouveaux pays émergents – ou en passe de le devenir (Vietnam, Bangladesh, Inde).
Autre évolution notable, complètement imputable, celle-là, à Koïzumi : la politique étrangère et l’affirmation décomplexée de son pays sur la scène internationale. Longtemps inhibé par son statut de puissance vaincue en 1945, le Japon aspire aujourd’hui à un rang diplomatique en accord avec sa puissance économique. Et revendique un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Important fournisseur d’aide au développement (il est l’un des quatre premiers donateurs pour l’Afrique), il peut compter sur le soutien des pays du Sud. Mais aussi sur celui des puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, son meilleur allié. Cela suffira-t-il à vaincre l’hostilité des dirigeants chinois ? Disposant d’un droit de veto en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, Pékin s’oppose farouchement à son admission.
Quoi qu’il en soit, le Japon de Koïzumi a d’ores et déjà entamé sa mue. La Constitution – très pacifiste – de 1947 a été réformée pour permettre l’envoi de troupes (non combattantes) à l’étranger. En 2003, un contingent de 550 soldats a ainsi été déployé à Samawa, dans le sud chiite de l’Irak. Une décision d’ailleurs très impopulaire, l’opinion nippone étant très majoritairement hostile à toute implication dans le conflit irakien. En totale contradiction avec les orientations traditionnelles de la diplomatie japonaise (le multilatéralisme et la recherche systématique de solutions pacifiques), l’attitude de Tokyo dans cette affaire a suscité des accusations de suivisme. À l’instar d’un Tony Blair, Koïzumi aurait cherché à apparaître comme le meilleur allié régional de l’Amérique. L’interprétation n’est pas totalement fausse, mais elle est partielle.
En se lançant dans l’aventure irakienne, le chef du gouvernement avait en effet une double idée en tête. D’abord, en finir avec la « diplomatie du chéquier ». Inaugurée lors de la guerre du Golfe, en 1991, celle-ci est loin, en effet, d’avoir donné les résultats escomptés. L’énorme contribution – 13 milliards de dollars ! – versée, à l’époque, par le Japon avait été accueillie avec condescendance. Beaucoup avaient soupçonné Tokyo de vouloir faire oublier son statut de « nain politique » par des libéralités excessives. Vexant.
Mais Koïzumi souhaitait aussi resserrer ses liens avec l’administration Bush. L’alliance stratégique avec les États-Unis est essentielle pour le Japon, incapable d’assurer seul sa sécurité et de garantir ses intérêts vitaux, menacés à la fois par une Corée du Nord en voie de nucléarisation et par une Chine qui ne résiste que mollement aux sirènes du nationalisme. En leur donnant satisfaction à moindres frais sur l’Irak, Koïzumi s’est donné les moyens d’amadouer les faucons américains à propos de la Corée du Nord : le Japon est partisan de la négociation et ne veut pas entendre parler de frappes préventives. Il est vrai qu’il se trouve en première ligne…
Reste à savoir si le redressement du pays ne risque pas d’être contrarié par le vieillissement de ses habitants. Au premier semestre de cette année, la population a, pour la première fois, diminué (de trente mille personnes). Le Japon détient le record mondial de la longévité et compte déjà quelque vingt-trois mille centenaires. La tranche des 15- 64 ans représente encore 66 % de la population, mais ce taux devrait tomber à moins de 50 % en 2050. Les prévisionnistes tablent sur un doublement des dépenses de santé et de sécurité sociale à l’horizon 2025.
Comment enrayer le déclin démographique ? Comment adapter le très protecteur modèle social japonais à cette nouvelle réalité ? Faut-il ouvrir les vannes de l’immigration, sachant que les Japonais, comme beaucoup de peuples insulaires, n’y sont pas favorables et que tous les gouvernements s’y sont jusqu’à présent refusés (la proportion d’étrangers dans l’archipel est inférieure à 2 %) ?
Pour répondre à toutes ces questions, la classe politique japonaise, qui semble aujourd’hui avancer à tâtons, va devoir faire preuve d’imagination et d’audace. Mais la tâche incombera très certainement au successeur de Junichiro Koïzumi. Car le chef du gouvernement a confirmé qu’il passerait la main dans le courant de l’année prochaine. Comme il l’avait promis avant les élections.

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