Tunisie : décès d’Abdelwahab Ben Ayed, l’intransigeant patron du holding Poulina

Le PDG et fondateur de Poulina Group Holding (PGH), Abdelwahab Ben Ayed, est décédé le 4 avril. Son rigorisme aura permis à la poulaillerie d’origine de devenir un empire aux milles ramifications.

Abdelwahab Ben Ayed, le président de Poulina Group Holding, est décédé le 4 avril. © Ons Abid pour J.A.

Abdelwahab Ben Ayed, le président de Poulina Group Holding, est décédé le 4 avril. © Ons Abid pour J.A.

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Publié le 5 avril 2019 Lecture : 5 minutes.

Abdelwahab Ben Ayed, le président et fondateur de Poulina Group Holding (PGH), est décédé jeudi à l’âge de 81 ans. Parti d’une simple poulaillerie en 1967, il avait en un peu plus d’un demi-siècle bâti l’un des principaux groupes privés tunisiens, présent dans l’agroalimentaire, l’immobilier, les biens d’équipement, l’industrie de l’acier, le commerce, le tourisme ou encore les nouvelles technologies. En 2018, Jeune Afrique classait d’ailleurs PGH premier groupe privé en Tunisie avec un chiffre d’affaires de 1,1 milliard de dollars.

L’Utica, le syndicat patronal, a aussitôt salué l’entrepreneur qui « a sillonné sa propre voie sur la scène économique nationale, faisant de lui l’un des symboles les plus importants du secteur privé en Tunisie ». Il a fait partie, avec Rachid Ben Yedder – PDG de PGI-Holding disparu en début d’année –, de ce groupe de chefs d’entreprise qui ont modelé l’actuel capitalisme tunisien à partir de la fin des années 1960.

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Une gouvernance moderne

Sympathisant socialiste, le jeune ingénieur, diplômé de l’École d’agronomie de Toulouse, en France, intègre le ministère tunisien de l’Agriculture en 1965. Rapidement déçu par la rigidité et les incohérences de l’administration, il décide de fonder sa propre société, Poulina, en 1967.

Il investit le secteur avicole après un double constat : le manque de pâturage pour lancer un énième élevage bovin ou ovin et l’insuffisance de la production alimentaire dont souffre le pays. Un choix a posteriori logique mais qui, à l’époque, effraie les banques au point de refuser de financer cet investissement jugé trop aventureux. C’est donc grâce à son père et ses amis qu’Abdelwahab Ben Ayeb collecte les 15 000 dinars (l’équivalent de près de 30 000 euros à l’époque) nécessaires pour fonder sa poulaillerie.

Pour lui, il faut séparer les détenteurs du capital et les gestionnaires

Pionnier sur le marché – les Tunisiens consommant alors très peu de poulets – Ben Ayed et ses six associés se voient obligés de s’impliquer dans l’ensemble de la chaîne industrielle : fabrication de cages, distribution des œufs et viandes, négociation des céréales servant à nourrir les poulets, etc. Dès l’origine donc, Poulina a eu vocation à diversifier ses activités. Si le développement a réussi à perdurer, c’est qu’Abdelwahab Ben Ayeb a eu, dès le début, l’intuition d’un management qui fera son succès : séparer les détenteurs du capital et les gestionnaires.

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En 2005, l’Agence française de développement (AFD) rédige une monographie de plus de 80 pages retraçant l’histoire de PGH – « Poulina, un management tunisien » – dans laquelle les auteurs soulignent cette gouvernance moderne avant l’heure : « La démarche consistant à confier la gestion de l’entreprise à des cadres et à promouvoir la méritocratie détonne dans le paysage des entreprises tunisiennes, et plus généralement maghrébines, où le caractère familial du capital se retrouve dans la direction opérationnelle des activités financières et de production ou de commercialisation. »

Une note de service au sein du groupe interdit, par exemple, l’embauche de proches, une règle qui vaut aussi chez les actionnaires. Ni son fils, Slim, ni sa fille, Malika, ne siège au conseil d’administration. Résultat, le groupe est prisé par les jeunes diplômés qui savent qu’aucun népotisme ne viendra entraver leur progression. En 1992, Poulina obtient le Premier prix d’intégration des jeunes au sein de l’entreprise. En parallèle, Abdelwahab Ben Ayed mise sur l’autonomisation et la décentralisation du groupe avec la constitution de filiales largement indépendantes. En 2008, Poulina se mue en holding et entre en bourse où elle devient un titre phare (+55% depuis son introduction).

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Discipline

Seulement, à ces pratiques innovantes, Abdelwahab Ben Ayed y associe un contrôle strict : carnet de suivi où chaque employé est noté, démission systématique des managers qui n’ont pas atteint leurs objectifs, etc. « Ici, c’est la discipline avant tout. Tout le monde doit éteindre les portables en réunion, on ne fume pas à l’intérieur des locaux, tout le monde travaille le samedi tout secteur d’activité confondu. Là-dessus, M. Ben Ayed est intransigeant », détaille ainsi un responsable dans le rapport de l’AFD. Des règles auxquelles personne ne songe à déroger car le PDG se les appliquait d’abord à lui-même. Une force de caractère qui, de ses propres confessions, remonte à son enfance quand il a dû surmonter un problème de dyslexie pour apprendre à lire et retenir le Coran.

Cette rigueur entrepreneuriale n’a cependant pas empêché l’homme d’affaires de frayer un temps avec le pouvoir du précédent régime, secoué par des affaires de corruption. Abdelwahab Ben Ayed a appartenu au comité centrale du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti hégémonique du président autocrate Zine el-Abidine Ben Ali. Cette adhésion ne l’a pourtant pas protégé contre la jalousie des caciques, notamment Belhassen Trabelsi, le beau-frère du président, qui a fait condamner Poulina à une lourde amende de 150 millions de dinars par les services fiscaux.

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Fronde interne

À la révolution de 2011, Abdelwahab Ben Ayed, qui s’est tenu éloigné du clan Ben Ali/Trabelsi, n’est donc pas inquiété. Il intègre même le conseil d’administration de la Banque centrale en 2012. Mais il doit faire face à une fronde sans précédent de ses employés, excédés par le rythme de travail imposé. Ces derniers osent accrocher à une potence un mannequin à l’effigie du fondateur, devant le siège de Poulina. Abdelwahab Ben Ayed voit rouge : il décrète une grève patronale, calmant aussitôt les contestataires trop virulents.

Dès lors le dirigeant décide d’accélérer l’orientation de son groupe vers les services à valeurs ajoutées et notamment les technologies de l’information et de la communication au détriment des secteurs industriels à forte main-d’oeuvre. Ainsi, récemment, PGH s’est débarrassé de sa participation majoritaire dans une usine d’aciérie en Algérie, tout en créant une filiale en Côte d’Ivoire de sa société de services d’hébergement, d’infogérance et de cybersécurité, Cloud Temple.

Abdelwahab Ben Ayed, se sachant malade depuis le début de l’année 2018, a veillé jusqu’au bout à la pérennisation du holding. Le mois dernier, le conseil d’administration a nommé Moez Lidinellah Mokaddem directeur général. L’ancien élève de l’ENA est ainsi devenu le pivot du groupe. C’est lui qui est maintenant le pilier du comité de direction, qui fait le lien entre le conseil d’administration de PGH et les directions opérationnelles des sociétés, en attendant la nomination d’un nouveau président du conseil d’administration.

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