À bout de souffle

Fermetures d’entreprises, chômage, baisse du pouvoir d’achat… Victime des crises politico-militaires à répétition, la première économie d’Afrique de l’Ouest tourne au ralenti. Pour combien de temps ?

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 7 minutes.

« Nous naviguons à vue, au jour le jour, en priant chaque matin pour que la situation ne dégénère pas… », témoigne un opérateur économique. Alors que de nombreuses questions se posent sur la gestion de l’après-30 octobre, date de l’expiration du mandat du président Laurent Gbagbo, les hommes d’affaires de Côte d’Ivoire gèrent tant bien que mal le quotidien. Le temps n’est pas aux grands projets ni à la prospective. Il faut acheter et vendre au plus vite, placer les sommes ainsi perçues en lieu sûr… En attendant un retour à la paix, condition sine qua non au rétablissement de l’État de droit et d’un environnement propice au déploiement des activités.
Jamais, dans l’histoire du pays, l’économie nationale n’a autant été l’otage des acteurs politiques. Patrons, investisseurs, banquiers, responsables d’associations professionnelles et de syndicats, employés et cadres moyens scrutent le paysage politique dans l’espoir de se prémunir contre le moindre nuage, voire d’y découvrir quelque signe d’amélioration. Chaque jour apporte son lot d’interrogations : partisans et adversaires du chef de l’État s’affrontent à longueur de temps, par presse interposée, sur la nomination du prochain Premier ministre, ses prérogatives ou encore l’architecture de son gouvernement… De part et d’autre, le discours consiste à rejeter la responsabilité sur la partie adverse ou, du moins, à se disculper par avance de toute accusation de torpiller le processus de transition qui doit mener à des élections libres et transparentes dans « douze mois au maximum ». De part et d’autre l’on cherche à impressionner le camp d’en face, mais aussi la population et la communauté internationale qui se porte, un peu plus chaque jour, au chevet d’une Côte d’Ivoire « malade ».
Le « grand gnanga » (le « dernier combat », en nouchi, l’argot d’Abidjan) a débuté : les houphouétistes resserrent les rangs, affichent leur unité, reprennent le chemin de la rue pour aller au-devant de l’électorat, tout en menaçant de riposter à la violence des milices progouvernementales et des « Patriotes ». Dans le camp présidentiel, la consolidation d’un grand « front » anti-Gbagbo est prise très au sérieux. Le chef de l’État a d’ores et déjà lancé sa campagne sur le terrain en s’appuyant notamment sur Charles Blé Goudé, son « ministre de la Rue ». Les manifestations, les marches et autres rassemblements politiques devraient se multiplier dans les jours et les semaines qui viennent. De quoi laisser planer de lourdes incertitudes sur la stabilité économique et sociale. S’ils continuent ainsi, les acteurs politiques rouvriront inévitablement la boîte de Pandore. À moins qu’un coup d’État – hypothèse redoutée – ne vienne d’ici là régler à sa manière le problème de la succession démocratique.
Depuis le renversement du président Bédié en décembre 1999, la Côte d’Ivoire n’a pas connu de répit. Les héritiers d’Houphouët-Boigny n’ont pas su préserver l’héritage qui leur a été transmis : le royaume du cacao, le havre de paix, le moteur de l’Afrique ont laissé la place à une véritable poudrière prête à exploser à tout moment. Il est vrai qu’après la mort du « Vieux », en décembre 1993, de nombreuses questions sont restées en suspens : la Côte d’Ivoire a-t-elle vocation à être un éternel pays d’accueil ? Qui est ivoirien ? Qui peut acquérir la terre ? Où va l’argent du cacao, que doit-on en faire ? La place de la France dans l’économie est-elle justifiée ? Autant de problèmes auxquels les politiques n’ont pas apporté de solution – ou alors partiellement – et qu’il faudra impérativement résoudre dans les années à venir si l’on veut éviter que les armes à feu, les machettes et les gourdins ne continuent à être le principal mode d’expression.
En attendant, la crise actuelle a de profondes incidences sur les activités économiques et sociales. La dette gonfle, les investissements sont en berne, le pouvoir d’achat régresse, les services de santé et d’éducation se détériorent. De passage à Abidjan en septembre, les agents du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale se sont inquiétés de l’accroissement de la dette (6 455 milliards de F CFA), dont les remboursements ne sont plus honorés. Les arriérés de paiements sont passés de 143 milliards de F CFA en 2002 à 1 829 milliards de F CFA aujourd’hui pour un produit intérieur brut estimé à 8 000 milliards de F CFA (12 milliards d’euros). Les recettes de l’État servent essentiellement à payer les fonctionnaires et à gérer les affaires courantes. Le gouvernement de réconciliation nationale de Seydou Diarra issu des accords de Linas-Marcoussis pare au plus pressé et colmate les brèches… L’hétérogénéité de l’équipe gouvernementale et les intérêts partisans bloquent toute possibilité de développement.
À quelques mois d’une importante échéance électorale, le financement de la campagne est dans tous les esprits. Le délitement de l’État de droit et l’absence de sanctions contre les fonctionnaires indélicats se traduisent par une progression inquiétante de la corruption. « La fraude aurait coûté 120 milliards de F CFA [182 millions d’euros] à l’économie en 2004 », révélait en juin dernier le directeur général des impôts (DGI), Feh Kessé, en présentant à la presse locale les factures « normalisées ». Obligatoires pour toutes les transactions commerciales, elles suscitent la grogne des commerçants, qui dénoncent les surcoûts et la complexité d’une telle mesure et n’en voient pas l’utilité. Depuis l’arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo, les autorités tentent de la sorte de moderniser les services des impôts, des douanes et du Trésor public dans le dessein d’améliorer le fonctionnement des régies financières de l’État. Mais ces réformes ont le plus grand mal à passer. La montée de l’insécurité, celle du racket et l’arbitraire des décisions de justice ont fini d’altérer la confiance des opérateurs économiques. D’autant qu’ils n’ont toujours pas été dédommagés des dégâts subis lors des violentes manifestations antifrançaises de novembre 2004, qui se sont traduites par des dégâts considérables et le départ précipité des Occidentaux.
Le pays n’a toutefois pas connu l’effondrement économique redouté et pourrait terminer l’année 2005 avec une croissance légèrement positive (entre 0 % et 1 %). La Côte d’Ivoire, dont les richesses et la population sont concentrées au sud, bénéficie toujours d’atouts non négligeables. Elle reste le premier producteur mondial de cacao avec 40 % de parts de marché. La dernière récolte devrait atteindre 1,28 million de tonnes, auxquelles il faut ajouter près de 200 000 tonnes de fèves acheminées frauduleusement vers le Ghana voisin où le prix d’achat aux producteurs est bien plus rémunérateur. Le pays exporte en outre d’importantes quantités de bananes, de coton, d’ananas, de caoutchouc et de mangues. Grâce à la mise en service en 2005 d’un nouveau gisement de pétrole offshore, Baobab, le pays a doublé sa production d’or noir, qui atteint désormais 50 000 barils/jour. « Le brut ivoirien est d’excellente qualité et se vend très cher sur le marché international », soulignent les experts.
Outre les matières premières, la téléphonie mobile, les services de sécurité, l’import-export et les activités parapétrolières restent des secteurs très dynamiques. La dernière réunion de la Chambre de commerce française en Côte d’Ivoire a rassemblé plus de 200 personnes au Sofitel d’Abidjan le 13 octobre, signe que les premiers partenaires économiques du pays sont peu désireux de laisser le champ libre aux commerçants libanais et, surtout, chinois. Dans la métropole économique, les salons capitonnés de l’Hôtel Ivoire offrent régulièrement le spectacle de discussions et conciliabules entre hommes d’affaires de l’empire du Milieu. Ils s’implantent dans le petit commerce comme dans la construction ou la fourniture de biens industriels. Les Français n’ont pas perdu, loin s’en faut, leurs ambitions conquérantes sur l’économie ivoirienne. Si près de 120 PME-PMI hexagonales ont bel et bien quitté la Côte d’Ivoire après les pillages et les saccages de novembre 2004, beaucoup ont laissé passer l’orage et reprennent progressivement leurs activités. Le nouvel ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, André Janier, successeur en août du très controversé Gildas Le Lidec, tient à passer un message positif sur les relations franco-ivoiriennes. Autres nouvellement nommés, Jean Dollé et Jacques de Lesquen, respectivement chef de mission économique et conseiller de coopération et d’action culturelle, sont sur la même longueur d’onde. Il apparaît assez clairement que la préparation de l’après-crise figure dans leur feuille de route. Ce trio de choc compte bien relancer la coopération économique et culturelle entre les deux pays. Le camp Gbagbo, de son côté, ménage son partenaire historique. Le gouvernement ivoirien a renouvelé pour quinze ans le 12 octobre le contrat de concession pour la gestion de l’électricité en Côte d’Ivoire qui le liait au groupe français Bouygues. Ce contrat a été signé au palais présidentiel à Abidjan au cours d’une cérémonie officielle qui réunissait le président et le directeur général délégué du groupe, Olivier Bouygues. Ce dernier a salué « un vrai partenariat extrêmement engageant », avant d’émettre un voeu : « le retour de la paix en Côte d’Ivoire ».
Même si Abidjan a perdu une grande partie de son lustre, elle présente toujours un attrait économique. « Tout est prêt pour la reprise des activités. L’outil de production n’a pas trop souffert, les bailleurs de fonds seront là pour financer les projets, les Ivoiriens et les étrangers n’attendent qu’un feu vert des acteurs politiques », va même jusqu’à considérer Jean-Louis Billon, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire. Un souhait partagé par la grande majorité des Ivoiriens.

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