Assad dos au mur

Harcelé par Christiane Amanpour, le 12 octobre sur CNN, le chef de l’État ne s’est montré à son avantage ni sur le soutien de son pays à l’insurrection irakienne, ni sur la démocratisation de son régime, ni sur l’assassinat de Rafic Hariri. Morceaux chois

Publié le 24 octobre 2005 Lecture : 12 minutes.

Recueillie le mercredi 12 octobre dans la matinée, quelques heures avant le suicide du ministre de l’Intérieur Ghazi Kanaan, et diffusée le soir même sur CNN, cette interview du président syrien Bachar al-Assad est saisissante. Assis dans un vaste salon dénudé de marbre froid, en son palais de Damas, cet homme timide de 40 ans a dû subir ce qui apparaît parfois comme un véritable interrogatoire de la part de l’intervieweuse vedette de la chaîne, Christiane Amanpour. Répondant en anglais et parfois – lorsque la question lui semblait particulièrement sensible – en arabe, le deuxième fils de Hafez al-Assad, au pouvoir depuis la mort de ce dernier en juin 2000, est apparu le dos au mur, cherchant, non sans maladresse, à faire bonne impression aux yeux de l’opinion et des dirigeants américains. Dans l’oeil du cyclone irakien et dans le collimateur des « faucons » de Washington, affaibli à l’intérieur et à l’extérieur par l’effritement progressif de l’un des legs fondamentaux de son père – l’hégémonie exercée par son pays au Liban – et indirectement visé par les conclusions de l’enquête onusienne sur l’assassinat de Rafic Hariri, cet ophtalmologue formé à Londres navigue à l’évidence à très courte vue. Hafez al-Assad, pour qui Bachar fut en quelque sorte le second choix (le successeur quasi désigné était Basel, le fils aîné, décédé en 1994 dans un accident de voiture), avait fait de ce grand jeune homme silencieux un colonel de complaisance, quelques mois avant de disparaître. Tout d’abord réformiste, puis rattrapé par le poids d’un héritage mal assumé, Bachar al-Assad apparaît désormais comme un général sans troupes et sans alliés. Sa volonté de desserrer le carcan qui étouffe la Syrie et son régime est évidente à la lecture de cet entretien, dont nous vous donnons à lire l’essentiel. Mais n’est-il pas déjà bien tard ?

Christiane Amanpour : Les conclusions de l’enquête des Nations unies sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri seront bientôt rendues publiques. Selon des sources bien informées, elles impliqueraient la Syrie…
Bachar al-Assad : La Syrie n’a rien à voir avec ce crime. Et cela pour deux raisons. La première est qu’il contrevient à nos principes. La seconde qu’il dessert nos intérêts. Rafic Hariri n’a jamais été hostile au rôle de la Syrie au Liban. Il n’y a donc aucune logique à impliquer notre pays dans son assassinat. Nous sommes convaincus que la commission sait que nous sommes totalement innocents.
C.A. : Si, malgré tout, des personnalités ou des fonctionnaires syriens étaient tenus pour suspects, les livreriez-vous à un tribunal international ?
B.A.A. : Si un Syrien était effectivement impliqué, il serait considéré comme un traître et très sévèrement puni. Quant à savoir où le procès aurait lieu, c’est une autre question. Mais nous sommes convaincus qu’il n’y a jusqu’à présent aucune preuve matérielle en ce sens.
C.A. : Permettez-moi d’insister : si des Syriens se trouvaient impliqués, les livreriez-vous à un tribunal international ?
B.A.A. : Oui, s’ils sont impliqués, ils doivent être punis. Par un tribunal international ou bien syrien. S’ils ne sont pas punis par la justice internationale, ils le seront en Syrie.
C.A. : Certains restent pourtant convaincus – et l’enquête de l’ONU en fera très probablement état – que la Syrie est derrière l’assassinat d’Hariri. Pourriez-vous l’avoir ordonné ?
B.A.A. : Le crime était dirigé contre la Syrie. Jamais je n’aurais pu faire une chose pareille. Cela va à l’encontre des intérêts de mon pays et à l’encontre de mes principes.
C.A. : Est-il concevable que ce crime ait pu être perpétré par des responsables syriens, à votre insu ?
B.A.A. : Je ne le pense pas. Comme je vous l’ai déjà dit, si tel était le cas, ce serait de la trahison.
C.A. : De la trahison ?
B.A.A. : De la trahison, ce serait de la trahison.
C.A. : Comment avez-vous appris l’assassinat ?
B.A.A. : Par les médias. Je me trouvais dans mon bureau…
C.A. : Des témoins ont déclaré que, lors d’une des dernières visites d’Hariri à Damas, vous l’avez menacé de prendre des mesures contre lui s’il ne favorisait pas la prolongation du mandat du président libanais Émile Lahoud, qui est un ami de la Syrie. Avez-vous, oui ou non, proféré des menaces ?
B.A.A. : C’est une autre supposition sans fondement. D’abord, parce que ce n’est pas dans ma nature de menacer qui que ce soit. Je suis un homme très tranquille, très franc, mais je ne profère pas de menaces. En second lieu, dites-vous, je l’aurais menacé pour obtenir une prolongation du mandat de Lahoud. Il y aurait eu des menaces, puis les Syriens l’auraient tué. Mais pourquoi le tuer s’il a fait ce que voulait la Syrie, s’il n’a rien fait contre la Syrie ? Il nous a aidés à obtenir cette prolongation, alors pourquoi s’en prendre à lui ou le tuer ? Ce n’est pas logique. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas donné l’ordre de le tuer et ne ferai jamais ce genre de choses.
C.A. : Saad, le fils d’Hariri, a triomphé à la tête d’une coalition démocratique lors des dernières élections libanaises. Pourtant, il vit aujourd’hui à Paris et affirme craindre pour sa vie. Est-ce que Saad Hariri ou un autre, quelqu’un qui, par exemple, s’opposerait à la présence syrienne au Liban, a quelque chose à craindre de vous ?
B.A.A. : Non, absolument pas. Pas de la part de la Syrie, jamais. Nous n’avons pas d’antécédents de ce type, ils n’ont pas à s’inquiéter.
C.A. : Certains prétendent que, tout président que vous êtes, vous n’êtes peut-être pas au courant de tout. Que vous n’êtes peut-être pas le maître du jeu…
B.A.A. : Mais on dit aussi que je suis un dictateur, il faut choisir. On ne peut pas être un dictateur et ne pas avoir le contrôle de la situation. En réalité, je ne suis dans aucune de ces positions : je tiens mon autorité de la Constitution syrienne. Mais il ne suffit pas d’avoir l’autorité, il est très important de dialoguer avec le plus grand nombre de gens possible avant de prendre une décision. C’est ainsi que je travaille.
C.A. : Imaginons le pire des scénarios : le rapport de l’ONU est rendu public, et il met en cause la responsabilité de votre pays. Celui-ci se trouvera exposé à des sanctions et sera de plus en plus isolé. Que ferez-vous ?
B.A.A. : Tout dépend des preuves. S’il y a l’ombre d’une preuve, nous soutiendrons toutes les initiatives internationales, c’est certain. Mais si c’est seulement une manoeuvre politique, qu’il n’y a aucune preuve et qu’on cherche seulement à isoler la Syrie, alors, la question est de savoir à quoi on aboutit. La réponse est : à rien. Que peut-on faire pour régler les nombreux problèmes du Moyen-Orient qui ne peuvent l’être sans la Syrie ? Rien, nous sommes essentiels. On ne peut pas isoler la Syrie. Je veux dire qu’isoler la Syrie revient à se couper de la solution à de nombreux problèmes au Moyen-Orient.
Nous sommes convaincus que, s’il est sérieux, le rapport de l’ONU montrera que la Syrie n’est pas impliquée. Autrement dit, il faudrait qu’il y ait eu une pression politique pour que le rapport dise autre chose et accuse la Syrie sans preuve. C’est ce point qui nous inquiète.
C.A. : Les États-Unis vous accusent d’aider activement l’insurrection irakienne et de lui permettre de se replier chez vous. Quand allez-vous interdire aux insurgés de pénétrer en territoire irakien ?
B.A.A. : Aucun pays ne peut contrôler entièrement ses frontières. Regardez ce qui se passe entre les États-Unis et le Mexique… Beaucoup de responsables américains me disent : « Nous ne pouvons pas contrôler notre frontière avec le Mexique. » Mais cela ne les empêche pas de nous dire, à nous : « Vous devez contrôler votre frontière avec l’Irak. »
Je l’ai dit au secrétaire d’État Colin Powell, la première fois que je l’ai vu après l’invasion : c’est tout simplement impossible. Nous avons demandé un appui technique et pris de nombreuses dispositions concrètes, mais, je le répète, il est impossible de contrôler entièrement notre frontière. Nous souhaiterions inviter une délégation internationale ou américaine à vérifier les dispositions que nous avons prises. Et à regarder ce qu’il y a de l’autre côté. Or il n’y a rien, ni soldats américains ni soldats irakiens.
C.A. : Tous ceux à qui j’ai parlé, même des responsables militaires en Irak, m’ont affirmé que la plupart des insurgés, irakiens ou étrangers, viennent de Syrie. Pourquoi vos troupes ne procèdent-elles pas à des inspections maison par maison ? Pourquoi ne parvenez-vous pas à régler le problème une fois pour toutes ?
B.A.A. : J’ai déjà expliqué qu’aucun pays ne peut boucler hermétiquement sa frontière. Beaucoup de responsables estiment qu’il y a en Irak entre mille et trois mille insurgés. Des terroristes, comme ils disent… Le mal est là-bas, pas à la frontière syrienne. Le chaos, c’est toujours la porte ouverte aux terroristes. Le problème est politique.
C.A. : Souhaitez-vous la fin de l’insurrection irakienne ?
B.A.A. : Que les États-Unis soient en Irak ou non, notre intérêt à nous, Syriens, est que la stabilité y règne. Tant qu’il y aura une insurrection ou du terrorisme, ce sera le chaos. Et le chaos, c’est un Irak éclaté. Cela nous concerne directement parce que le phénomène est contagieux. Nous devons donc contribuer à la stabilisation de l’Irak, mais en faisant une différence entre l’insurrection proprement dite et les Irakiens qui se battent contre les troupes américaines et britanniques.
C.A. : À quelles conditions accepteriez-vous d’aider les États-Unis ?
B.A.A. : Vous voulez dire en Irak ?
C.A. : Oui.
B.A.A. : Je le ferais sans hésitation. Nous n’avons aucun problème et l’avons déjà dit publiquement. Les Américains veulent un Irak stable, et nous avons un intérêt direct à la stabilité de ce pays. Ils veulent un Irak unifié, et c’est aussi notre intérêt direct. Ils veulent développer le processus politique, et, là encore, nous y avons intérêt, dans la mesure où cela contribuera à la stabilité. Sur tous ces points, nous sommes donc d’accord.
C.A. : Il est question que les États-Unis bombardent les sanctuaires des insurgés irakiens en Syrie. Cela s’est-il déjà produit ?
B.A.A. : Jamais.
C.A. : Si cela se produisait, considéreriez-vous qu’il s’agit d’un acte hostile ? Exerceriez-vous des représailles ?
B.A.A. : Nous réagirions à toute situation de ce type par l’intermédiaire de l’ONU. Est-ce que cela peut se produire ? Je n’ai pas de réponse, pour l’instant. De toute façon, il n’y a ni sanctuaires ni camps à bombarder.
C.A. : Vous savez que les États-Unis accordent des visas et des permis de séjour à des opposants syriens. Ils évoquent la possibilité de votre isolement diplomatique, celle d’un coup d’État ou d’un effondrement de votre régime. Comment réagissez-vous ?
B.A.A. : Je me sens très confiant, pour une simple et bonne raison : j’ai été élevé en Syrie et pas aux États-Unis. Si notre régime doit changer, ce sera une décision syrienne. Elle sera prise par le peuple syrien et par personne d’autre. Le reste, ce sont des questions qui ne nous concernent pas.
C.A. : Quel pourrait être votre successeur ?
B.A.A. : Ce pourrait être n’importe quel Syrien, un Syrien de Syrie, et il n’en manque pas ! Je ne suis pas la seule personne qui puisse être élue à la présidence. Ce n’est pas un problème. Mais aucun Syrien ne peut être élu président s’il débarque de l’étranger. C’est un principe, chez nous.
C.A. : Lorsque vous êtes devenu président, presque par hasard, à cause de la mort accidentelle de votre frère, vous avez suscité d’immenses espoirs dans la population. Vous étiez jeune, vous donniez une nouvelle image de votre pays. Il y a alors eu un Printemps de Damas, un début de réformes, des progrès démocratiques… Et puis, tout s’est arrêté. Après le congrès du parti Baas, vous avez un peu relancé la machine, mais votre peuple ne s’en contente pas. Il ne croit pas possible d’aller lentement, tant les pressions sont fortes. Quel est votre programme ?
B.A.A. : Permettez-moi de revenir sur votre expression « par hasard ». Je ne peux pas l’accepter parce qu’elle suggère que nous n’avons pas tenu compte de l’opinion du peuple syrien. Je n’ai pas été élu président par hasard, mais par la volonté du peuple.
Ensuite, plutôt que de m’interroger sur mon programme, vous devriez me demander si les conditions d’un plan de réformes sont remplies. Or elles ne le sont pas. C’est la seule réponse que je puisse vous faire, parce que de nombreux facteurs, internes et externes, doivent être pris en compte : notre volonté politique, notre histoire, nos traditions, nos objectifs et bien d’autres choses. À l’étranger, il y a le processus de paix, la stabilité de la région, la situation en Irak, le soutien que nous apportent les pays développés pour réformer notre pays…
Mais quand vous parlez de réformes, il ne s’agit pas seulement de réformes politiques, mais aussi économiques, techniques, etc. C’est pourquoi nous nous heurtons à de nombreux obstacles. Quant aux délais de réalisation, tout dépend de la voiture que vous avez. Vous ne pouvez pas aller vite, encore moins très vite, avec une vieille voiture. Il vous faut une voiture neuve.
Et puis, sur quoi pouvons-nous nous appuyer ? Pour entreprendre une réforme, il faut une base solide, faute de quoi l’édifice s’effondrera.
C.A. : Mais êtes-vous résolu à aller de l’avant ?
B.A.A. : Absolument, même si nous ne sommes pas parfaits. Nous avançons progressivement, peut-être pas assez vite, mais régulièrement. En tout cas, nous ne reculons pas. Et la majorité de la population soutient le processus. Il nous reste certes beaucoup de chemin à faire, mais cela ne signifie pas que nous n’avons rien fait. Nous avons récemment mis à l’étude un projet de loi très moderne sur le multipartisme. Nous avons déjà plusieurs partis, mais nous souhaitons davantage d’ouverture politique. Nous avons créé des universités privées, des médias privés, des écoles et des banques privées. Nous avons fait beaucoup depuis cinq ans.
Les choses ne vont pas lentement, elles vont vite. Mais nous aimerions qu’elles aillent encore plus vite. C’est une ambition normale.
C.A. : En 1991, votre père avait pris la décision stratégique de soutenir le premier président Bush dans sa guerre contre Saddam Hussein. Pourquoi n’en avez-vous pas fait autant ?
B.A.A. : Le président Hafez al-Assad n’a pas soutenu le président Bush père, il a apporté son soutien à la libération du Koweït. C’est complètement différent. Si j’apportais mon soutien à cette administration, cela signifierait que je soutiens l’occupation de l’Irak. Or ce n’est pas le cas. De manière générale, nous pensons que les guerres créent de la tension. Et que celle-ci, en particulier, aura des effets négatifs non seulement sur l’Irak, mais aussi sur la Syrie et d’autres pays. Par principe et par intérêt, nous sommes donc contre cette guerre.
C.A. : N’avez-vous pas peur de la guerre civile ?
B.A.A. : Si, bien sûr. Le chaos présente toujours de tels risques.
C.A. : Et cela ne vous incite pas à soutenir ce que font les États-Unis en Irak ?
B.A.A. : Je viens de répondre à cette question. Il est impossible d’instaurer la stabilité, d’empêcher la guerre civile ou l’éclatement de l’Irak sans un processus politique. Ce processus politique est indispensable et nous le soutenons. Nous soutenons l’Irak et son gouvernement, ce qui n’est pas la même chose que de soutenir les États-Unis.

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