[Tribune] N’est pas Bourguiba qui veut

Dix-neuf ans après sa disparition, le 6 avril 2000, le président Habib Bourguiba (1957-1987) est un symbole récupéré par de nombreux responsables politiques tunisiens. Un paradoxe à l’heure de l’apprentissage démocratique, mais aussi l’expression d’un vide idéologique et de l’absence criante d’hommes d’État.

Habib Bourguiba, ex-président de la République tunisienne, en 1958. © Archives Jeune Afrique

Habib Bourguiba, ex-président de la République tunisienne, en 1958. © Archives Jeune Afrique

  • Frida Dahmani

    Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.

Publié le 6 avril 2019 Lecture : 3 minutes.

Le 6 avril 2000 s’éteignait Habib Bourguiba. Depuis le fameux coup d’État médical du 7 novembre 1987 et sa destitution, le fondateur de la Tunisie moderne, devenu un dirigeant autocratique vieillissant, a été rapidement enseveli dans l’oubli. Mais par l’étrange pouvoir que peuvent avoir les morts instrumentalisés par les vivants, il n’a jamais été aussi présent que depuis la révolution. Loué comme initiateur et émancipateur, il est désigné comme l’exemple dont l’action devrait éclairer la transition tunisienne.

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Cela aurait surement flatté l’ego du zaïm, le chef qui avait contribué à porter la Tunisie vers l’indépendance, mais surtout à sortir le pays de la domination d’occupations étrangères constantes et successives depuis l’arrivée des Phéniciens. Mais le propre des morts est de ne pouvoir objecter. Un Bourguiba décédé a-t-il encore un message à transmettre à un monde 4.0 ?

C’est ce que se sont imaginé et voudraient faire croire les communicants et les politiques dans une quête désespérée de symboles à produire. Ils s’arrachent, non pas les messages clés de Bourguiba, comme sa prise de position sur la Palestine, mais simplement son image. Une opération de récupération réductrice, tant il est nécessaire qu’une révolution produise son propre discours fondateur, mais aussi ignorante du parcours du leader avec ses aléas, ses faiblesses et sa part d’intelligence politique.

Culte macabre

Il n’a échappé à personne que les partis se réclament, pour la plupart, de l’esprit bourguibien et font de Monastir, ville natale du père de la nation, une halte obligée. Tahya Tounes y a tenu son dernier meeting régional, Nidaa Tounes y organise samedi 6 et dimanche 7 avril son congrès électif.

Lancer le renouveau d’une formation par la commémoration d’un décès a quelque chose de macabre qui dit aussi une indigence. À moins que Bourguiba ne soit considéré comme un marabout qui dispense sa baraka à ceux qui l’imploreraient avant une épreuve. Le paradoxe, c’est que tout se déroule comme si les dirigeants sont plus à l’aise avec l’esprit des morts qu’avec les référents politiques.

Finalement, se réclamer de Bourguiba est une manière d’absoudre ou d’occulter la période Ben Ali

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Il est tout aussi étrange qu’une transition vers la démocratie prenne pour guide celui qui représentait la toute-puissance de l’autoritarisme. À moins que se revendiquer de Bourguiba soit une manière de capitaliser sur son nom pour légitimer une restauration qui avance camouflée, tant elle est inavouable par son indécence face au sang versé.

Finalement, se réclamer de Bourguiba est une manière d’absoudre ou d’occulter la période Ben Ali. Être destourien serait ainsi plus noble qu’avoir été encarté au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali.

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Quand la souveraineté n’était pas négociable

Mais Bourguiba aurait refusé de participer à ce qu’il aurait considéré comme une mascarade et surtout une usurpation politique. Il aurait attendu des hommes politiques qu’ils se fassent par eux-mêmes, par leur expérience et leur culture ; bref, qu’ils s’érigent en hommes d’État, en figures phares avec leur propre vision, par l’éducation et la méritocratie. Il en avait donné les moyens à ses successeurs, même s’il les a par la suite contrés.

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Lui, le laïc, n’aurait jamais cité le Coran dans l’exercice du pouvoir, et n’aurait jamais voulu complaire à qui que ce soit. Quand le gouvernement avait augmenté le prix du pain, Bourguiba avait entendu la colère de la rue et était revenu sur cette décision. Quand l’exécutif actuel augmente le litre de carburant, il n’entend que le FMI.

Les attentes des Tunisiens et la paralysie de pans entiers de l’économie semblent n’être plus rien au regard des accords signés. Sur ce point, Bourguiba aurait tempêté : malgré tout ce qui peut être dit sur le despote éclairé, la souveraineté de la Tunisie était pour lui non négociable. N’est pas Bourguiba qui veut, mais dix-neuf ans après son décès, trente-deux ans après son départ du pouvoir, n’est-il pas temps que, pour se construire, la Tunisie cesse de déterrer les références du passé et s’émancipe de son père fondateur ?

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