« Les Italiens nous ont traités comme des chiens ! »

Le procès des marins-pêcheurs tunisiens arrêtés dans la nuit du 8 au 9 août au large de l’île de Lampedusa s’est ouvert le 20 septembre. Trois d’entre eux témoignent.

Publié le 24 septembre 2007 Lecture : 7 minutes.

Jeudi 20 septembre. Six semaines après l’arrestation de sept pêcheurs et la saisie de quatre de leurs embarcations par les autorités italiennes, la consternation continue de régner dans le port de Teboulba. Les marins tunisiens sont accusés d’être des « passeurs » de migrants clandestins – alors qu’ils n’ont fait que sauver 44 d’entre eux (parmi lesquels 2 enfants et 11 femmes, dont 2 enceintes) victimes d’un naufrage dans le détroit de Sicile – et d’avoir pénétré illégalement dans les eaux territoriales italiennes, près de l’île de Lampedusa.
Pendant près d’un mois, ils n’ont pas été autorisés à entrer en contact avec le monde extérieur – et donc à donner leur version des faits. Il a fallu pour cela attendre la libération et le retour au pays de cinq d’entre eux, le 11 septembre. La vérité est que la justice italienne leur reproche bel et bien d’avoir porté assistance à des gens en danger. Et qu’ils ont été contraints de gagner Lampedusa non pour y être remerciés, mais au contraire punis. Comme le dit un quotidien tunisien, ils ont été « pris en otages ».
Dans son bureau surplombant le port, Mustapha Kerkeni (70 ans), le président du Syndicat des pêcheurs de Teboulba, résume le sentiment général. « Nos marins ont fait leur devoir. Dieu et le code maritime leur faisaient obligation de porter secours à ces êtres humains en danger. » Il saisit l’exemplaire dudit code maritime qui trône sur son bureau et lit à haute voix l’article 253 : « Tout capitaine d’un bateau se doit [] d’apporter assistance à toute personne en danger de mort qu’il rencontre en mer, même s’il est un ennemi [] sous peine d’encourir une amende de 1 000 dinars et/ou cinq ans de prison. »
Patrons des marins emprisonnés et propriétaires des embarcations saisies, les quatre frères Nouira sont très appréciés dans la région. Personne ne les soupçonne de pratiques susceptibles de mettre leur patrimoine en danger. Et moins encore d’avoir ordonné à leurs salariés de pénétrer illégalement dans les eaux territoriales d’un pays voisin. D’autant qu’ils entretiennent d’excellentes relations avec leurs collègues italiens. Les pêcheurs des deux rives s’appellent par leurs prénoms, échangent souvent des informations sur les caprices de la météo et les déplacements des bancs de poissons
Les Nouira sont un peu les symboles de la modernisation et de l’expansion de la pêche dans la région. Leur père a commencé comme petit pêcheur : il recevait un cinquième du produit de la pêche d’une petite barque. Ses enfants ont pris la suite. Entreprenants, ils ont fini à force de travail par acquérir de gros bateaux et des moyens technologiques modernes qui leur permettent de dénicher de nouveaux lieux de pêche. Jusque-là, les pêcheurs tunisiens se cantonnaient dans une zone de 10 à 12 miles au large de leur port d’attache, quand leurs concurrents étrangers vont parfois jusqu’à 200 miles.
Teboulba compte aujourd’hui 3 500 pêcheurs et 500 bateaux, dont 27 chalutiers capables d’opérer dans les zones d’intérêt économique internationales. L’une d’elles est un plateau continental situé à 118 miles de Teboulba et 48 miles de Lampedusa. Pour s’y rendre, les bateaux tunisiens doivent presque longer les eaux territoriales italiennes.
La flottille des frères Nouira se trouve précisément dans les parages lorsque, le 8 août en fin de journée, une tempête éclate. Le bulletin météo de Tunis Marine annonce de très forts vents. Taoufik et Fraj Nouira sont à bord de leurs bateaux respectifs, le Fakhreddine et le Karim-Allah. Taoufik, 46 ans, a la réputation d’être un homme droit et inflexible sur les principes. Fraj, son cadet, connaît sans doute mieux que lui les techniques modernes de pêche.
« Ce jour-là, raconte ce dernier, je m’apprêtais à ramener le plein de poissons à Teboulba, en laissant quatre bateaux sur place, en soutien, jusqu’à notre retour. Après le bulletin météo de Radio Mahdia, les problèmes ont commencé. Nous avons reçu un appel radio du Helmi, dont le port d’attache est Chebba, au sud de Teboulba. Il nous informait qu’il avait une avarie : ses filets s’étant emmêlés dans l’hélice, il demandait de l’aide. Ordre a été donné à nos unités de soutien de s’en approcher. Il s’agissait du Mortadha, dont le rais était Abdelkrim, et du Mohamed-El-Hedi, dont le rais était Abdelbaset, ainsi que deux barques transportant des générateurs électriques et des projecteurs. » La routine
S’ils n’avaient volé au secours du Helmi, les quatre bateaux n’auraient sans doute pas croisé une embarcation en perdition et entrepris de secourir ses passagers. Tout aurait été différent. Restés à distance, les deux bateaux mères n’ont rien vu et n’ont pas été inquiétés par les Italiens. Après plusieurs jours d’attente infructueuse, ils ont fini par mettre le cap sur Teboulba. Ce qui s’est passé ensuite, trois des marins emprisonnés nous l’ont raconté, à leur retour.
Kamal Ben Khalifa (50 ans) est un solide gaillard, un vrai loup de mer. Depuis sa libération, il reste alité. Il vient de recevoir le délégué (sous-préfet) de Teboulba accompagné de deux médecins. Comme ses camarades, il se plaint de maux de tête. « Je ne me sens pas bien, dit-il. Je n’arrive pas à croire que j’ai été mis en prison. »
Le jour fatidique, il se trouvait à bord du Mortadha, pas très loin du Helmi. « Vers 18 h 30, se souvient-il, nous avons aperçu un canot pneumatique avec à bord de nombreuses personnes qui agitaient les mains. Ils avaient manifestement besoin de secours. »
Mohamed Amine Bayoudh (20 ans) et Hamza Braham (27 ans) vont être les héros d’un premier sauvetage. Étudiant de deuxième année à l’Institut supérieur d’études technologiques de Mahdia, le premier va à l’école pendant la semaine et à la pêche avec son père le dimanche et pendant les vacances. Ses revenus lui permettent de financer ses études. « Et d’aider sa mère à acheter des médicaments », précise cette dernière, qui souffre de diabète. Le second est pêcheur depuis l’âge de 14 ans.
Les deux jeunes gens se trouvaient à bord du Mohamed-El-Hedi. « Nous avons vu un Zodiac dégonflé à l’avant en train de chavirer. Les passagers essayaient de s’accrocher pour ne pas tomber. L’un d’eux était dans l’eau et tentait de maintenir le pneumatique à flot quand un grand coup de vent a tout balayé. Hamza et moi avons plongé pour accrocher une corde au Zodiac afin de le tracter. Une femme nous a crié : « Surtout, sauvez mon enfant handicapé ! » Un nouveau coup de vent a déséquilibré la maman et le gosse est tombé à l’eau. J’ai plongé à nouveau et l’ai rattrapé. J’étais totalement épuisé. Le canot perdait de l’essence. Malgré moi, j’en ai ingurgité beaucoup. Je vomissais. Hamza a plongé pour se porter à notre secours. »
Les naufragés sont hissés à bord du Mortadha et du Mohamed-El-Hedi. Les patrons des deux navires, aujourd’hui encore retenus à Lampedusa, contactent par radio les autorités maritimes.
« Les Italiens nous ont dit par radio d’embarquer les naufragés et de mettre le cap sur l’île, raconte Mohamed Amine. Une escadre italienne s’est approchée, mais le transbordement était trop risqué. Finalement, ils nous ont ordonné de les suivre. Au bout d’une heure, un bâtiment de guerre avec un hélicoptère est arrivé et nous avons stoppé les machines. Deux canots pneumatiques se sont approchés, comme pour porter secours aux naufragés malades. On leur a tendu la femme et l’enfant, mais ils ne les ont pas pris et ont regagné leur bâtiment. Peut-être à cause du mauvais temps.
« À 13 miles de Lampedusa, nous avons vu arriver deux canots pneumatiques. Dans l’un d’eux, quelqu’un a fait geste, mimant deux poings menottés. Nous n’avons pas bougé. Un autre canot de la Guarda de Lampedusa s’est approché. Une voix de femme nous a intimé, en français, l’ordre d’entrer dans le port. »
Les marins-pêcheurs sont arrêtés et placés en détention. Aucun filet ni aucun poisson n’ayant été découverts dans leurs embarcations, les Italiens les soupçonnent d’être des « passeurs » de migrants clandestins. Mais l’accusation ne tient pas. D’abord, parce que le Zodiac est parti non de Tunisie mais d’un port libyen. Ensuite, et surtout, parce que les embarcations saisies n’étaient que des unités de soutien de leurs bateaux mères respectifs, qui, eux, disposent de filets et stockent le poisson dans des chambres froides.
Que s’est-il passé ensuite ? Kamal Ben Khalifa, Mohamed Amine Bayoudh et Brahim Hamza affirment avoir été maltraités dès leur arrivée à Lampedusa. « On ne nous a pas frappés, précise Ben Khalifa, mais on nous a menottés et conduits dans un camp où sont détenus des migrants clandestins. Une heure plus tard, on nous a transférés dans une caserne, fouillés et enfermés complètement nus dans une chambre très froide, sans lit. Nous avons passé la nuit sur des chaises. Le lendemain, nous avons été transférés par bateau à Agrigente, sur la côte sud de la Sicile, et enfermés dans une cellule où nous dormions à même le sol. » « On ne pouvait pas accéder aux toilettes », ajoute Mohamed Amine, qui précise avoir plusieurs fois réclamé des soins parce qu’il saignait du nez. « On me répondait toujours domani matina (demain matin). »
Un jour, les pêcheurs sont conduits dans un poste de police. « Cela a duré trois ou quatre heures, indique Ben Khalifa. Nous sommes passés devant un médecin qui nous a posé des questions bizarres, accompagnées de gestes. Du genre, « est-ce que vous prenez de la drogue ? »
Pourquoi un tel comportement ? Mustapha Kerkeni, le président du Syndicat, a une explication : « Les Italiens veulent nous dégoûter de pêcher dans les eaux internationales proches de Lampedusa. »
Les mauvais traitements n’ont cessé qu’au cours de la dernière semaine du mois d’août, lorsque les autorités consulaires tunisiennes ont fini par avoir accès aux prisonniers et qu’une délégation de députés du Parlement européen leur a rendu visite. Le procès des sept marins-pêcheurs s’est ouvert le 20 septembre à Agrigente.

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