Les damnés de la mer
La nouvelle stratégie européenne ? Décourager les navires de passage de se dérouter pour porter secours aux migrants clandestins en détresse. Sept pêcheurs tunisiens viennent d’en faire l’amère expérience.
C’est une affaire à la fois scandaleuse et exemplaire à l’origine de la plus grande mobilisation populaire qu’ait connue la Tunisie – où l’opinion est plutôt réputée pour son atonie – depuis longtemps. Une centaine d’associations les plus diverses, des avocats aux scouts, des femmes aux étudiants et des juifs aux handicapés, certaines basées en Tunisie, d’autres dans la diaspora en Europe, multiplient depuis la mi-août démarches et pétitions en faveur de sept marins-pêcheurs originaires de la région de Monastir, arrêtés, inculpés et, pour certains, incarcérés en Italie.
Délinquants en Sicile, héros en Tunisie, les équipages du Mortadha et du Mohamed-El-Hedi ont ému le Parlement européen, mobilisé le gouvernement tunisien, qui a pris leur cas très au sérieux, et inquiété la diplomatie italienne, qui leur a consacré une cellule de crise. Il faut dire que leur mésaventure survenue en plein mois d’août, quand les rivages méditerranéens se peuplent de touristes, est l’absurde symbole d’une politique européenne de guerre aux migrants dont le théâtre opérationnel s’étend des Canaries aux côtes crétoises. Objectif : couper par tous les moyens l’accès des clandestins à la forteresse Europe, quitte à suspendre certaines libertés fondamentales, violer les lois maritimes et fermer les yeux sur les victimes.
Des victimes sans nom, sans nombre et sans arme. Deux à trois mille noyés en 2006, selon le recensement très approximatif des ONG, soit le coût humain d’un conflit ordinaire auquel l’ONU ne prête pourtant aucune attention*.
Par quelle aberration des pêcheurs tunisiens qui venaient de sauver de la noyade quarante-quatre boat people africains se sont-ils retrouvés accusés d’« opération de migration illégale à but lucratif » et de « franchissement sans autorisation des frontières » ?
On savait, certes, que les dispositifs européens de lutte contre l’immigration clandestine s’articulaient autour de deux impératifs. D’une part, convaincre les pays d’origine et les pays de transit de retenir chez eux les migrants, par le biais de toute une gamme de moyens incitatifs allant des accords de coopération au chantage à l’aide au développement, en passant par l’externalisation des camps de rétention (au Maroc, en Algérie et, surtout, en Libye). De l’autre, procéder à l’expulsion-refoulement immédiate de ceux qui passent à travers les mailles du filet.
Mais l’opinion européenne ignore généralement qu’une « solution » intermédiaire, inavouable car passablement honteuse, est en vigueur au confluent de ces deux pôles. Elle consiste tout simplement à empêcher les clandestins qui sont parvenus à prendre la mer d’arriver à destination. Le dispositif de surveillance « Frontex » mis en place de l’Atlantique à la Méditerranée par l’Union européenne n’a évidemment pas pour but de transformer cette zone en un champ de bataille avec tir à vue sur les pateras et autres embarcations de fortune. Les moyens utilisés sont plus subtils.
Comme les pêcheurs tunisiens en ont fait l’amère expérience, tout est fait, ou presque, pour décourager les navires de passage de se dérouter pour venir en aide aux Zodiac en détresse. Certains chalutiers ayant accueilli des clandestins attendent ainsi plusieurs jours en haute mer que les gardes-côtes des polices maritimes italienne ou espagnole viennent les relever. Autant de journées de pêche et d’argent perdus qui incitent les capitaines à regarder ailleurs quand une barque coule à portée de jumelle, voire – le cas, recensé par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), s’est répété cette année au large de Malte – à donner l’ordre de repousser en pleine mer celles qui s’accrochent au flanc de leurs navires.
D’autres se font refouler de port en port, comme ce navire grec qui, en 2004, fit la navette un mois durant entre la Sardaigne et les Baléares avec à son bord une cargaison de damnés de la mer. De telles scènes, dramatiques, étaient, selon les ONG spécialisées, de plus en plus fréquentes en Méditerranée jusqu’à la mi-2006. Depuis, elles se font rares. Les statistiques européennes, qui relèvent une baisse du nombre des demandeurs d’asile sur la rive nord de la Méditerranée, s’en félicitent. Sans préciser, bien sûr, que cette diminution est exactement proportionnelle à l’augmentation du nombre des naufragés perdus corps et biens. Voire à celle de ces cadavres que les navires remontent dans leurs filets et qu’on rejette à la mer.
Avec l’affaire du Mortadha et du Mohamed-El-Hedi, un pas de plus semble avoir été franchi sur la voie du cynisme antimigrants. Celui qui mène à la pénalisation de l’assistance à clandestin en danger. Car à l’évidence, au vu de l’acte d’accusation du tribunal d’Agrigente, en Sicile, et de l’enquête menée par la police tunisienne, ces pêcheurs d’hommes n’étaient « coupables » que d’une chose : avoir déposé sur l’île italienne de Lampedusa, la plus proche du lieu du sauvetage, quarante-quatre Africains que les autorités italiennes auraient voulu voir ramener à leur lieu de départ. Des tests ADN au refus du droit à la vie, de la guerre mondiale contre les migrants à la guerre mondiale contre le terrorisme, le premier des crimes, aux yeux du monde riche, est désormais d’être pauvre
* L’ONG Fortress Europe, qui s’efforce de tenir à jour des statistiques sur ce drame permanent, estime à plus de cinq cents le nombre des migrants disparus en mer pendant les huit premiers mois de cette année, rien que dans le détroit de Sicile. « Il ne s’agit là, précise-t-elle, que de la partie émergée de l’iceberg. »
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