Docteur Yahya & Mister Jammeh

Connu pour ses dérives autoritaires, le chef de l’État prétend guérir le sida avec des herbes médicinales. Portrait d’un Ubu président qui se croit investi d’une mission divine.

Publié le 24 septembre 2007 Lecture : 10 minutes.

Le 14 septembre, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a appelé à la libération « immédiate et sans condition » de deux journalistes gambiens, dont Ebrima Manneh, correspondant du Daily Observer, un journal privé progouvernemental. Arrêté par des agents de sécurité en civil et gardé au secret depuis le 7 juillet 2006, Manneh est « coupable » d’avoir écrit un article critique envers le chef de l’État, Yahya Jammeh, au pouvoir depuis 1994.
La Gambie et son président ne cessent de faire parler d’eux pour des violations répétées des droits de l’homme. Ce petit pays enclavé de 11 300 km2 – « une banane qui s’enfonce dans la gueule du Sénégal », comme le décrivait l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo -, est de plus en plus souvent montré du doigt, sous la férule d’un chef atypique qui multiplie dérives et excentricités, allant jusqu’à prétendre guérir le sida (lire encadré p. 48).
Arrivé à la tête du pays par un coup d’État le 22 juillet 1994, avant de se faire adouber par les urnes en 1996 et en 2001, il a été reconduit, le 22 septembre 2006, pour un nouveau bail de cinq ans à l’issue d’un scrutin fortement contesté par ses deux rivaux. De plus en plus gagné par la vanité du pouvoir, celui qui se fait désormais appeler « Aladji Doctor Yahya AJJ Jammeh » se considère comme « un don de Dieu » à son pays. Comme à l’ère de la monarchie de droit divin, il pense que son pouvoir émane du Ciel. « Aucune élection, aucun coup d’État ne peut mettre fin à mon règne. Je suis prédestiné à diriger la Gambie », proclamait-il urbi et orbi lors de la campagne présidentielle. Avant de lancer le jour de l’élection, devant les caméras du monde entier : « Même les oiseaux savent que je vais gagner parce que j’ai tant fait pour ce pays. »
Déclarant être à la tête de la Gambie « pour encore au moins trente ans », Jammeh a passé la campagne électorale à jurer, le Coran à la main, qu’il allait mettre à profit les quarante prochaines années pour développer son pays. N’étant pas certain que ce serment lui assure la victoire, le candidat à sa propre succession a usé d’arguments autrement plus percutants. « Toute localité qui votera contre moi sera privée de développement pendant les cinq prochaines années », a-t-il tenu à avertir. D’après le chef de la mission d’observation envoyée par le Commonwealth, le Tanzanien Salim Ahmed Salim, ex-secrétaire général de la défunte Organisation de l’unité africaine (OUA), « les manifestations de soutien de la part d’agents de l’État, particulièrement au sein des forces de sécurité, ont également eu des conséquences sur l’issue du scrutin ». Résultat, Jammeh est arrivé en tête dans 47 des 48 circonscriptions que compte le pays, selon les résultats fournis par la Commission électorale indépendante.

Savant dosage de mysticisme, d’invocations de Dieu, mais aussi de capacité à inspirer la crainte par l’usage de la force, le pouvoir de Yahya Jammeh est un des avatars de l’État africain postcolonial. Avec, en plus, les excentricités et les dérapages verbaux d’un personnage qui intrigue déjà par son style vestimentaire.
Le jeune officier qui, à 29 ans, a renversé le « père de la nation », Dawda Kairaba Jawara (aux commandes du pays de son accession à l’indépendance, en février 1965, jusqu’au coup d’État de juillet 1994), a troqué son treillis et son béret contre d’amples boubous, un turban, une chéchia, un sabre et un lourd chapelet. Un chapelet que Jammeh n’hésite pas à égrener, y compris au cours des cérémonies officielles ou à l’occasion de sommets internationaux, en psalmodiant ostensiblement des versets du Coran.
Arrivé au pouvoir par effraction, sans programme ni stratégie politique, le chef de l’État recourt très tôt au mysticisme pour asseoir son autorité. Et entretenir la légende de son invulnérabilité. Il répand la rumeur, tenace, selon laquelle son père, pourtant décédé alors qu’il avait 9 ans, était un redoutable marabout qui l’a prémuni contre tous et tout. Le tout-Banjul bruit de fantasmes sur le sabre que porte le maître du pays : il serait une protection contre les attaques, capable de blinder son corps contre une balle de pistolet Les services secrets britanniques, auteurs de nombreuses notes confidentielles sur le cas Jammeh, préfèrent prosaïquement imputer le volume imposant de ses boubous au port d’un gilet pare-balles.
Qu’importe : les Gambiens, eux, restent persuadés de l’invincibilité de leur président. Difficile en effet de ne pas croire un homme qui tient le pays d’une main de fer, garde la haute main sur les forces de sécurité, laisse traîner ses oreilles partout grâce à la redoutée National Intelligence Agency (NIA, les services de renseignements), connaît presque dans le détail le pedigree des 1,5 million d’habitants de son pays. Et inspire la crainte au point qu’aucun Gambien n’ose s’ouvrir à un autre sur les défauts du régime. Jammeh est sans doute l’unique chef d’État au monde à cumuler cette fonction avec celles de ministre des Affaires étrangères (Bala Garba Jahumpa en est le délégué), des Travaux publics et des Infrastructures du développement, mais également de la Défense.
L’armée est entièrement sous sa coupe, après des purges consécutives à une demi-douzaine de tentatives de putsch supposées ou réelles survenues depuis 1994. Dernière en date : le coup d’État déjoué dans la nuit du 21 au 22 mars 2006, qui s’est soldé par la fuite du chef d’état-major des armées, le colonel Ndure Cham, le passage par les armes de dizaines de soldats ainsi que l’arrestation de plusieurs autres – dont quatre capitaines, un commandant et un responsable de l’aviation civile.
Obligé d’interrompre une visite de travail en Mauritanie, Jammeh profite de cette tentative pour limoger le patron des renseignements généraux et justifier la nomination d’un membre de son ethnie à la tête de l’armée. Dès la soirée du 22 mars, le lieutenant-colonel Lang Tombong Tamba, promu au grade de colonel, est élevé au rang de chef des armées.
Issu de l’ethnie minoritaire des Diolas (moins de 8 % de la population), Jammeh a placé à presque tous les postes stratégiques des membres de son groupe ou des apparentés (comme les Karoninkas). Non sans lancer aux Mandinkas, auxquels appartient son prédécesseur Jawara : « Je sais que vous ne m’aimez pas. Mais résignez-vous : aucun d’entre vous n’accédera plus au pouvoir. » Chez le chef de l’État gambien, violence verbale et répression vont toujours de pair. La Gambie figure parmi « les pays multirécidivistes en matière de violations des droits de l’homme ». Les rapports des organismes spécialisés sont noircis d’actes graves dont, derniers en date, le meurtre d’un jeune homme de 20 ans, Sheriff Minteh, lors d’une descente policière dans un quartier difficile ; la disparition, après avoir été arrêtés par la police, de cinquante émigrants – dont quarante-quatre Ghanéens – ; l’attaque contre Ousmane Sillah, président de la Coalition des avocats pour la défense des droits de l’homme, perpétrée par deux hommes qui ont tiré sur lui à bout portant

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Mais c’est contre les journalistes que Jammeh, allergique à toute forme de critique, s’acharne le plus. Reporters sans frontières (RSF) et le CPJ dénoncent régulièrement les exactions dont sont victimes les hommes de presse : lourde condamnation de Lamin Fatty du bihebdomadaire The Independent Newspaper pour « diffusion de fausses nouvelles » ; séquestration par les services de renseignements d’Abdulie Seye, rédacteur en chef du même journal ; harcèlement contre Momodou Lamin Jaiteh, correspondant de l’agence Panapress, obligé de se cacher
Dans la nuit du 16 au 17 décembre 2004, Deida Hydara, 58 ans, rédacteur en chef du magazine The Point et correspondant de l’Agence France-Presse (AFP), est assassiné. Quarante-huit heures plus tôt, l’Assemblée nationale avait adopté deux lois sur la presse contre lesquelles il avait promis de mobiliser la profession : la première rend tous les délits de presse passibles d’une peine d’emprisonnement ; la seconde exige des propriétaires de journaux le versement d’une caution de 16 000 dollars pour l’obtention d’une licence de publication. Interpellé sur ces exactions, Jammeh répond que « le monde entier peut aller en enfer. Si je veux interdire un journal, je le ferai. » Et, évoquant le cas Hydara, il affirme sans ciller : « Je ne pense pas que tuer quelqu’un soit la solution. Il vaut mieux l’incarcérer pour le restant de ses jours. Quand l’État ne voudra plus le nourrir en prison, il le graciera et le laissera mourir dans la misère. »
Nul doute que le pouvoir a transformé celui que tous ses amis d’enfance décrivent comme « doux » et « timide ». Et que rien, au regard de ses origines modestes, ne prédisposait à une telle arrogance. Yahya Jammeh naît le 25 mai 1965 à Kanilai, petit village du district de Kansala, à 100 kilomètres à l’ouest de Banjul. Son père, agriculteur, meurt en 1974, le laissant seul avec sa mère et ses frères. Yahya réussit l’examen d’entrée au collège en 1978, mais choisit quelques années plus tard d’embrasser la carrière militaire. Et entre à l’École nationale de gendarmerie le 1er avril 1984. Devenu sergent au bout de deux ans, il gravit vite les échelons : sous-officier en 1987 ; officier en 1989 ; responsable de l’escorte présidentielle entre août 1989 et janvier 1990 Puis il part pour suivre une formation aux États-Unis, à l’École des officiers de police militaire de Port McClellan, en Alabama. Six mois après son retour, à la tête d’un groupe de jeunes officiers, il renverse Jawara. Le 22 juillet 1994, il devient président. À 29 ans.

Devant les condamnations et les sanctions de la communauté internationale, la junte ramène la durée de la transition prévue de quatre à deux ans, organise un référendum constitutionnel et une élection. Jammeh démissionne de l’armée le 5 septembre 1996, après s’être arrogé le grade de colonel. Vingt-deux jours plus tard, il est élu à la tête du pays, promet qu’il ne mourra pas « dans le fauteuil présidentiel ». Et se dit prêt à retourner à Kanilai pour y cultiver la terre.
Après son divorce, il se marie en 1999 avec Zineb (née Soumah), une belle femme, de mère marocaine et de père guinéen, qui lui donnera une fille. Très attaché à son épouse, la seule personne – hormis quelques compagnons d’armes – avec qui on le voit plaisanter, Jammeh mène une vie réglée. Réveil tous les jours à 5 heures du matin, prières (obligations auxquelles il accorde du temps), bureau de 8 heures à 20 heures, étude des dossiers, plage de repos le week-end dans son domaine ?de Kanilai.
En bon chef africain, il a doté son village d’eau courante et d’électricité. Si les autres localités du pays n’ont pas cette chance, la Gambie a globalement enregistré quelques progrès. Jammeh a pris en 1994 les rênes d’un pays sans université, sans télévision, ne disposant que d’un hangar en guise d’aéroport, d’une seule route bitumée longue de 7 kilomètres (reliant Banjul à Serekunda) et de deux hôpitaux.
Autrefois gros village, la capitale s’est métamorphosée. Et offre aujourd’hui de larges artères goudronnées, des bâtiments modernes abritant des succursales de banques internationales, des nouveaux quartiers huppés – Fajara, Kotu, Kololi, etc. – qui accueillent commerçants et caciques du régime, luxueux hôtels et restaurants ainsi qu’un aéroport L’université de Brikama a délivré ses premiers diplômes de maîtrise en 2004. Quatre nouveaux hôpitaux ont été construits à Farafenni, Bwiam, Soma et Serekunda.

Mais dès le crépuscule, Banjul est plongé dans le noir en raison du « rationnement » de l’électricité. Le taux de chômage chez les jeunes est important, et 67 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le gouvernement recourt à la « planche à billets » dès que l’aide extérieure tarde à arriver. Et la très grande fragilité de la monnaie nationale, le dalasi, entraîne épisodiquement des troubles sociaux liés à l’inflation. En mai dernier, une nouvelle hausse a frappé des denrées de première nécessité comme le riz – aliment de base de la population -, dont le coût a augmenté de 30 %.
Pour toute réaction, le gouvernement émet un communiqué officiel dans lequel il exprime « sa plus ?vive préoccupation ». Sans omettre de préciser que « tous ceux qui seraient intéressés par l’importation de ces produits de base sont encouragés à le faire ».
En réalité, Jammeh ne semble pas avoir beaucoup d’idées face aux problèmes qui rongent le pays. Rien pour lutter contre l’émigration clandestine et retenir les jeunes. Tout au plus le chef de l’État essaie-t-il de s’en sortir par une pirouette : « Les Anglais sont restés 400 ans chez nous en situation d’occupants. La Gambie n’a obtenu son indépendance que depuis quarante et un ans. Les jeunes Gambiens ont donc le droit de séjourner en Grande-Bretagne pour 359 ans. C’est le temps qui leur reste pour goûter aux délices de l’ancienne puissance colonisatrice. Pour gérer le problème de l’immigration, l’Occident doit d’abord restituer à l’Afrique tout ce qu’il lui a pris, et y ajouter 25 % d’intérêts. »

Comme pour régler leur compte à ceux qui le contrarient sur le plan politique, Jammeh ne va pas chercher loin des solutions aux problèmes économiques de son pays. En août 2005, confronté à des difficultés (inflation, ressources touristiques en baisse, manifestations contre la cherté de la vie), il décide de doubler le tarif du bac qui assure le transport des personnes, véhicules et marchandises entre la Gambie et le Sénégal. Une hausse qui plombe les marges étroites des transporteurs sénégalais et les incite à prendre une voie de contournement pour rallier la Casamance, dans le sud de leur pays, via Tambacounda et Vélingara, dans l’est. Au bord de la rupture avec Dakar, dont dépendent l’économie et la sécurité de son pays, Jammeh fait volte-face. Non sans continuer de soutenir la rébellion en Casamance, menée par ses frères diolas. Et de plus en plus ouvertement, depuis que son homologue sénégalais, Abdoulaye Wade, a décidé de l’écarter du règlement de cette crise.
Si l’axe diola qu’il a voulu mettre en place entre la Gambie, la Casamance et la Guinée-Bissau n’existe plus depuis la disparition du putschiste bissauguinéen Ansoumane Mané, les dérives de Yahya Jammeh demeurent une menace pour cette partie de l’Afrique de l’Ouest. Sans que personne ne sache réellement qui pourra arrêter l’inénarrable maître de Banjul.

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