Bleus, Blancs, Noirs

Trois joueurs natifs d’Afrique francophone disputent la Coupe du monde sous les couleurs du Quinze de France. Une grande première.

Publié le 24 septembre 2007 Lecture : 6 minutes.

Si l’on excepte Menrath et les frères Eutrope, qui défendirent les couleurs françaises dans les années 1910, la présence de trois joueurs natifs d’Afrique francophone dans le groupe retenu pour disputer la Coupe du monde de rugby (7 septembre-20 octobre) est une grande première. Serge Betsen, Thierry Dusautoir et Yannick Nyanga, âgés respectivement de 33, 25 et 23 ans, occupent le même poste, troisième ligne aile. Et pour cause : ils ont en commun des qualités de vitesse et d’explosivité, ainsi qu’une prédilection pour l’engagement.
Assis droit comme un poteau de rugby, vêtu d’un maillot bleu couvert d’herbe, les jambes nues, Betsen semble récupérer de ses efforts. Son énergie débordante sur le terrain contraste avec son calme olympien. Le visage buriné garde encore les stigmates des coups reçus aux quatre coins du terrain et du monde, mais il s’éclaire dans un large sourire à l’évocation de l’Afrique, de son association au Cameroun, de l’équipe de France. Ses premiers mots sont empreints de sérénité. « Il faut de l’harmonie », répète-t-il.

Ce leitmotiv résume les trois vies de Betsen. Avant de devenir un talentueux rugbyman, cet homme a connu la dureté du déracinement. Né à Kumba, au Cameroun, Serge a 9 ans lorsqu’il rejoint sa mère à Clichy, en région parisienne. Une deuxième vie commence, où le rugby jouera un rôle de catalyseur. Après une première licence dans sa ville, Serge est rapidement repéré par le Biarritz Olympique. À 16 ans, il quitte sa mère Ma’ et intègre la section sport-études du lycée Cassin, à Bayonne, sous la houlette de Pierre Perez. Cette nouvelle rupture l’endurcit. Sa détermination sans faille durant cette période d’apprentissage n’a d’égale que sa conviction d’être prédestiné au rugby de haut niveau.
En 1994, dix ans après son arrivée en France, Betsen reçoit ses papiers français. Troisième acte : il peut désormais postuler à l’équipe de France. Titularisé pour la première fois en 2000, le Franco-Camerounais devient, au fil des années, un des leaders naturels du quinze tricolore, dont il sera même, à 33 ans, le premier capitaine noir (contre le pays de Galles, le 26 août dernier). Marié à Frédérique, père de Jade et Martin, propriétaire d’un centre de soins et de bien-être, le Spa Kemana, et emblème de toute une ville, Biarritz, Betsen reconnaît l’importance de « la philosophie rugby qui m’a fait devenir l’homme que je suis ». Une philosophie fondée sur le combat, le contrôle et le dépassement de soi.
Ses deux acolytes de la troisième ligne française, Thierry Dusautoir et Yannick Nyanga, ont suivi un chemin similaire. Le premier, natif d’Abidjan (Côte d’Ivoire), s’installe à Périgueux, où il s’initie au rugby plus par amitié que par intérêt. « J’ai suivi mes potes », raconte-t-il, amusé. Mais il recherche une autre forme de reconnaissance sociale. Par les études notamment. Dusautoir l’avoue : le rugby n’a jamais été une priorité. En parallèle, il a aussi pratiqué le judo à un bon niveau. Après son bac, sa mère l’encourage à concilier durant cinq ans des études à l’École nationale supérieure de chimie-physique de Bordeaux et le rugby de haut niveau à Bègles, puis à Colomiers et à Biarritz. « Elle ne m’aurait pas fait de cadeau si j’avais arrêté mes études, explique l’intéressé. Pour elle, le rugby, même maintenant, c’est secondaire, ce n’est que du sport. » Mais lui aussi a une part dans sa réussite. « J’ai voulu le faire pour me prouver quelque chose. C’était essentiel, même plus que réussir au rugby. »

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Quelques mois après son diplôme d’ingénieur, il goûtait à une première sélection méritée avec les Bleus. Introverti au premier abord, presque froid, Dusautoir hait l’échec par-dessus tout. Que ce soit sur les bancs de l’école ou sur le terrain, il a toujours voulu exister. « L’avantage du sport, analyse-t-il, c’est d’être reconnu pour ses valeurs et ses compétences plutôt que pour sa couleur. » Le rugby s’apparente, à ses yeux, à une manière d’« être au monde ». Africain de naissance, sa première sélection a été plus qu’une reconnaissance rugbystique. C’était aussi un rite citoyen.
Né à Kinshasa (RD Congo), Yannick Nyanga, le benjamin, est le plus attachant. Souriant comme un nouveau-né, il est un « bavard », selon ses propres mots. Il le reconnaît volontiers : « Quand je vais bien, je parle beaucoup. » Ce n’est pas pour autant qu’il « fait le nyanga » (« frimer » en camerounais). Au contraire, il partage tout, ses émotions comme ses pensées, avec ses coéquipiers. C’est peut-être pour cette raison qu’il a embrassé le rugby. Au départ, il a suivi ses amis d’Agde, une commune de l’Hérault. Yannick vit sa jeunesse dans l’insouciance de l’ancienne cité grecque avant de faire le grand saut en sport-études à Béziers. Très tôt, il affiche une réelle aisance sur le terrain grâce à des aptitudes physiques exceptionnelles. Lorsqu’on lui demande quelle partie de son corps il mettrait en avant, il bafouille, gêné. « Je ne vais pas montrer mes fesses quand même ! » Il bombe son biceps, tout heureux de son effet. Sculpté, rond, hors norme. Avec son maillot sans manche, c’est encore plus impressionnant. Comme son ascension fulgurante. Un talent précoce, couplé à une énergie extraordinaire dans et hors du terrain, lui ouvre toutes les portes : professionnel à 17 ans, « dès lors je savais que j’allais en faire mon métier », capitaine de Béziers à 20 et international dans la foulée. Malgré ses vingt-deux sélections à seulement 23 ans, il savoure toujours autant chaque Marseillaise. Représenter son pays est un « bonheur ».

Ancienneté oblige, Betsen a une conscience plus aiguë de ses racines africaines. Chez Dusautoir et Nyanga, c’est encore diffus. Tous les trois ont conservé des liens familiaux avec leur terre d’origine et chaque voyage au pays est l’occasion de se ressourcer. « J’ai été ému en remettant les pieds au Cameroun en 2001 », confie Betsen, parti dans le cadre de son association, Les Enfants de Biemassy, « qui aide les enfants défavorisés par le biais du rugby ». Il en garde une image indélébile, celle de « gamins heureux de jouer au rugby sur des terrains pourtant durs comme la pierre ». Dusautoir n’est pas en reste avec son activité au sein de l’association de l’ex-footballeur Basile Boli en Côte d’Ivoire. Heureux de la réconciliation nationale en marche dans sa patrie natale. « Cela fait du bien que la situation se calme, car j’ai de la famille en Côte d’Ivoire qui a souffert des événements. »

Le désir de transmettre « cette philosophie rugby » est pour eux porteur de sens et d’espoir dans des pays où le football reste roi. Ils savent qu’ils n’auront jamais l’aura d’un Samuel Eto’o ou d’un Didier Drogba. Ce n’est pas si important finalement. « La force et l’intérêt du rugby résident dans sa capacité à brasser des gens venus de différents horizons », martèle Betsen. Au cur de l’engagement de ce trio, le rugby devient donc une porte d’entrée sur une terre dont ils sont éloignés et proches à la fois. Au bout du compte, ils retiennent de l’Afrique certaines histoires. Héroïques, comme le combat de Nelson Mandela, symbole de résistance et de persévérance. Tragiques, aussi. « J’ai été marqué par Allah n’est pas obligé, le livre de Kourouma, confie Dusautoir, parce que ma mère est originaire des régions dont il parlait. Je connais aussi ces endroits-là, l’histoire de ces enfants-soldats au Liberia me touche personnellement. » Reconnus en France, inconnus en Afrique, ils partent à la redécouverte de leurs pays d’origine avec humilité et enthousiasme.
Le Quinze de France 2007 n’est pas « black, blanc, beur », à la différence de l’équipe de France de football de 1998. Mais la sélection de ces trois Africains devenus français dénote une évolution culturelle du rugby. Un nouveau « Black Power » ? Nyanga ne s’en offusque pas. Bien au contraire. « Je ne revendique rien, mais je n’oublie pas que je suis black. J’en parle régulièrement car c’est une partie de moi. » Il est conscient que sa richesse forge son identité. Et de citer Jamel Debbouze : « Comment choisir entre son père et sa mère ? On ne peut pas choisir. Moi c’est pareil. » Aux yeux de Serge Betsen, les trois hommes sont plus que de simples rugbymen : « Nous sommes des ambassadeurs. » Trois dignes représentants de la France et de l’Afrique.

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