Voyage au coeur de la « transition politique »

Querelles de préséance au palais, « biziness » et débrouille dans la rue, omniprésence de l’ONU. Kinshasa respire au rythme de la reconstruction.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 8 minutes.

Président du Mouvement pour la libération du Congo (MLC, entré en rébellion contre le pouvoir central en septembre 1998), Jean-Pierre Bemba est, depuis le 30 juin 2003, vice-président de la République démocratique du Congo (RDC). Ses bureaux, installés dans l’imposant complexe de l’ancienne primature, adossé au fleuve Congo, le dispositif de sécurité et le protocole qui y est de rigueur, n’ont rien à envier aux palais présidentiels du continent. Jean-Pierre Bemba vit et travaille à Kinshasa, comme le chef d’un État dans l’État.
Dans l’ancien bureau de Patrice Lumumba, le nouveau maître des lieux discute avec son interlocuteur les doigts rivés sur le clavier d’un ordinateur portable dernier cri. On se croirait devant un cadre supérieur moderne, dans un État normal, si on n’apercevait pas, à travers la baie vitrée du bureau, un hélicoptère de combat stationné à une dizaine de mètres du fleuve. Le nez pointé sur Brazzaville, sur l’autre rive, l’appareil est prêt à décoller à tout moment pour exfiltrer Bemba.
L’image résume, à elle seule, la transition politique issue de « l’accord global et inclusif » signé le 17 décembre 2002 à Pretoria, et définitivement adopté le 4 avril 2003 à Sun City, en Afrique du Sud. Si les leaders de ce que l’on appelle ici « les composantes du dialogue intercongolais » adhèrent officiellement à cet accord, gage de la fin de la guerre et de la tenue d’élections pluralistes, ils n’agissent guère comme s’ils croyaient à un retour définitif de la paix.
Durant les six premiers mois du gouvernement de transition, « l’espace présidentiel » – désignation de l’attelage constitué du chef de l’État Joseph Kabila et de ses quatre vice-présidents – et les ministres ont rapidement procédé à la mise en place des institutions, au partage des postes dans certains corps de l’État et à la préparation des élections législatives et présidentielle de juin et juillet 2005. Depuis, les difficultés se multiplient.
Un membre du gouvernement s’ouvre ainsi sur la quasi-impossibilité d’adopter la moindre décision en Conseil des ministres, depuis que Joseph Kabila a publié la « feuille de route » de la transition, le 20 avril.
Les blocages et les conflits de compétences se succèdent. Ainsi de la rivalité entre les quatre vice-présidents pour représenter le chef de l’État à la cérémonie d’ouverture du séminaire international sur « la transition démocratique en RD Congo », organisé du 26 au 28 avril à Kinshasa par l’Organisation internationale de la Francophonie. Une querelle qui a poussé Joseph Kabila, soucieux d’éviter tout incident, à n’en choisir aucun et à recourir au président de l’Assemblée nationale, Olivier Kamitatu, pour le représenter.
Ainsi encore de ce dîner, finalement annulé, qui devait réunir les quatre vice-présidents et un dirigeant de la Banque mondiale, Shengman Zhang, de passage dans la capitale congolaise à la mi-avril pour finaliser l’octroi d’une aide de 100 millions de dollars au programme de désarmement, démobilisation et réinsertion des ex-combattants. Motif de l’annulation : le vice-président chargé du secteur de l’Économie et des Finances, Jean-Pierre Bemba, n’a pas, dit-on, voulu partager la table avec ses homologues, estimant être l’unique interlocuteur de Zhang.
Bien sûr ces gesticulations politiques au sommet sont fort éloignées des préoccupations de la population. Les Congolais luttent au quotidien pour une « popote » de plus en plus introuvable. Signe de la dégringolade économique du pays, après sept ans de guerres et de destructions : les bâtiments et hangars de l’ancienne zone industrielle de Kingabwa, à l’est de la capitale, tombent en ruine. Le symbole du mobutisme triomphant des prospères années 1960 et 1970 ne compte plus qu’un seul bloc en bon état : une ancienne usine de montage de bus, rénovée pour abriter la Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc).
Au milieu d’une longue rangée de bâtiments désaffectés, ce siège peint en bleu et blanc éclatant s’affiche avec une certaine arrogance. L’image traduit une triste réalité : la Monuc est aujourd’hui l’unique industrie de la RDC.
Les grosses 4×4 blanches, frappées du sigle « UN » en noir, sont partout, en permanence. Elles remplissent les parkings des lieux de plaisance, peuplent la nuit kinoise. C’est certes un peu court pour dépeindre une Mission qui continue d’être la sentinelle de la paix, mais les Congolais la raillent souvent en ces termes : « La Monuc maintient bien la paix dans les bons restaurants et les boîtes de nuit à haut débit de prostituées. »
De fait, nombre de « fonctionnaires UN » ont leurs habitudes dans les endroits aujourd’hui à la mode à Kinshasa : le huppé restaurant L’Orient-Express, construit en forme de train, la très fréquentée Buvette 3615 sur « le grand boulevard », la boîte branchée Makumba appartenant au célèbre golden boy Roger Muananguélé…
Les 10 800 employés onusiens aux salaires plus que confortables forment un marché à part entière dans un pays où 80 % de la population active est au chômage, et où les rares travailleurs touchent une misère. L’Union des syndicats du secteur public (USSP) est revenue sur « les injurieux salaires des fonctionnaires congolais qui varient entre 2 et 80 dollars US », au cours de son assemblée générale du 21 avril.
Les efforts du gouvernement, récompensés en 2003 par un taux de croissance de 2,4 %, la maîtrise de l’inflation et l’annulation de 80 % de la dette extérieure du pays (soit 10 milliards de dollars), tardent toujours à se traduire par plus de pondou – plat national à base de feuilles de manioc – dans l’assiette des Congolais. Le transport ne se porte guère mieux, au vu des longues files de voyageurs aux abords des routes, dans l’attente de vieilles guimbardes servant de taxis et de bus.
Les Congolais se réfugient dans la principale activité du pays : la débrouille, appelée ici le biziness. Au marché Koweït, à Matonge, le réputé quartier populaire de Kinshasa, rien ne se perd, tout se récupère. Des objets usagés de toutes sortes (électroménager, meubles, quincaillerie…), en provenance des quatre coins du monde, sont proposés aux acheteurs.
Sur toutes les artères de la ville, des marchands ambulants exhibent aux passants des marchandises diverses, allant de l’habillement à la maroquinerie, de l’eau en sachet au makako (viande de singe fumée).
Ici, au coeur de l’Afrique, on se repaît du « cousin de l’homme » comme du makélélé (criquet). Et on se gave de bière. Les ngandas (débits de boisson) à ciel ouvert de Matonge et de Bandal ne désemplissent pas, en dépit de la crise. De jour comme de nuit brillent leurs enseignes lumineuses : « Skol : tindika lokito » (« la Skol pète le feu »), « Primus : pelisa ngwasuma » (« la Primus déclenche le rythme »)… Les tournées sont non stop, au rythme du ndombolo et de la rumba. Les tubes de l’étoile montante, le Mopao ya zamba (« roi de la forêt ») Werrasson succèdent à ceux du Mopao mokonzi, Koffi Olomidé, et du roi de Molokaï, l’éternel Papa Wemba.
Mais tous les Kinois ne noient pas l’angoisse du quotidien dans l’alcool et la danse. Beaucoup de jeunes, désemparés, recourent aux « nouvelles Églises », sectes et autres groupes de prières qui prolifèrent comme les chaînes de télévision évangéliques. Nzambé (« Dieu »), sans doute le mot le plus fréquent dans la bouche des Congolais, est plus que jamais présent dans leur vie. Les imposants bâtiments de l’Université protestante du Congo (UPC) et de la Cathédrale protestante semblent narguer la misère ambiante.
Le Congo est ainsi fait. L’indigence des gens est camouflée derrière la « sape », tout comme les beaux quartiers (Montfleury, Macampagne, Pigeon, Kitambo…) et les prétentieux édifices publics érigés sous Mobutu surplombent le désastre économique.
De la tour de la Voix du Congo (siège de la Radiotélévision congolaise) au Palais du Peuple à Linguala – qui abrite aujourd’hui le Parlement et qui a accueillit, de 1992 à 1993, la plus longue Conférence nationale jamais réunie en Afrique -, en passant par le stade des Martyrs (en souvenir des massacres coloniaux de 1959), les édifices de Kinshasa restituent des tranches de vie de la nation congolaise. Et fixent un passé révolu.
Une insurrection armée et une guerre meurtrière impliquant les armées de six pays et une dizaine de factions sont passées par là.
Depuis « l’accord global et inclusif » et l’entrée dans la transition vers des élections, on s’efforce de sauvegarder une paix fragile, avec une fortune diverse.
La question centrale de l’intégration des ex-combattants dans l’armée et dans la police et celle de la restructuration de ces corps achoppent depuis des semaines sur l’opposition du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD-Goma, ex-mouvement rebelle emmené par l’actuel vice-président Azarias Ruberwa). Alors que les sept autres composantes sont d’accord sur la répartition des postes, le RCD dispute au camp présidentiel – qui a fait des concessions au point de mécontenter fortement ses propres faucons – ceux de commandant de la police de Kinshasa et de responsable de l’intégration des ex-combattants dans l’armée.
Les positions du RCD-Goma – seule entité à s’être démarquée des condamnations gouvernementales après les soupçons d’incursion de l’armée rwandaise à l’est de la RDC, à la mi-avril – crispent de plus en plus les rapports au sein du gouvernement de transition. Au point que Jean-Pierre Bemba a interpellé plus d’une fois Joseph Kabila concernant les situations de blocage, entre février et avril : « Vous êtes le chef de l’État. Tranchez et le MLC vous soutiendra. »
Après les frictions du début, illustrées par l’épisode Roger Nimi – du nom de ce ministre du Tourisme issu du MLC et limogé pour un écart de langage à l’endroit du chef de l’État -, Bemba, tout comme Arthur Zahidi Ngoma, vice-président issu de l’opposition non armée, se rapproche de plus en plus de Joseph Kabila, avec qui il entretient des rapports courtois et des contacts téléphoniques fréquents.
La tendance à l’apaisement laisse toutefois intactes certaines incertitudes. Peut-on, d’ici à l’année prochaine, effectuer un recensement général d’une population de près de 60 millions d’habitants, pacifier le nord et l’est du territoire encore en proie à des affrontements, reloger les quelque 500 000 personnes déplacées, mettre à jour le fichier des électeurs, acheminer le matériel électoral partout dans un pays de 2,3 millions de km2 (quatre fois et demie plus étendu que la France) où l’absence d’infrastructures impose de faire la quasi-totalité des déplacements en avion ? Est-ce possible, même avec l’engagement de l’Union européenne à soutenir le processus électoral et les 80 millions de dollars de la Monuc mis à disposition pour le recensement ? N’a-t-on pas fait porter la transition à un attelage impossible ?

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