Sonia Gandhi

En ramenant le Parti du Congrès à la tête de l’Inde, « l’étrangère » a sauvé l’héritagede sa belle-mère Indira et de son époux Rajiv, morts assassinés.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 9 minutes.

Longtemps, Sonia Gandhi a porté le poids du deuil. Elle porte aujourd’hui celui de la victoire. Le 10 mai, à l’issue de législatives fleuve (650 millions d’électeurs avaient été convoqués à ce scrutin qui aura duré trois semaines), elle est apparue lasse mais transfigurée. Grâce à elle, le Parti du Congrès, cette formation vieille de 119 ans qui mena jadis le combat pour l’indépendance, renaît de ses cendres. Et, avec lui, l’héritage de la dynastie des Nehru-Gandhi. Ironie du sort, c’est Sonia « l’étrangère », la pièce rapportée de la famille, qui vient de sauver cet héritage au nom de son époux Rajiv et de sa belle-mère Indira, morts assassinés.
Mais dans le même temps, cette femme de 57 ans, italienne de naissance, a dû renoncer « humblement » à briguer le poste de Premier ministre. En raison, justement, de ses origines étrangères qui lui ont attiré, tout au long de la campagne, l’hostilité du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou, désormais d’autant plus virulent qu’il se retrouve dans l’opposition. On dit Sonia profondément blessée par ces attaques haineuses. Devant les membres de son parti, elle n’en a rien laissé paraître et a justifié un choix « pris en conscience ». Sans doute celle qui n’a jamais manifesté la moindre ambition personnelle et dit se battre, depuis son entrée en politique en 1998, en mémoire de son défunt mari a-t-elle senti qu’il y aurait de la noblesse à s’effacer après une aussi belle victoire. De la prudence aussi : Sonia Gandhi sait à quel point la plus grande démocratie du monde peut être sujette à la violence. À voir le climat délétère de ces derniers jours, elle a dû redouter, à juste titre, que les démons du nationalisme ne trouvent en elle une victime de choix et mesurer la difficulté de la tâche.
Pourtant, en l’espace de six ans, la femme réservée, campée avec une raideur de statue antique dans d’élégants saris de soie, a cédé la place à la battante. Sonia reste – du moins pour le moment – présidente du parti. Il incombe désormais à ce dernier de tenir ses promesses électorales. De relever le défi de la misère. De soutenir, simultanément, l’extraordinaire croissance du pays : 8 % en 2003. De poursuivre la politique de détente initiée par le Premier ministre sortant avec l’éternel rival pakistanais. La tâche ne sera pas facile. Tout comme il ne sera pas facile, pour Sonia Gandhi, de se trouver une nouvelle place.
Jusqu’alors, Sonia était parée, aux yeux des Indiens, du « charme mystérieux de la lady solitaire » : après l’assassinat de Rajiv, en 1991, elle a vécu recluse dans sa résidence du 10, Janpath Road, au coeur du New Delhi colonial. Plus question, aujourd’hui, de rester inerte. « Le Sphinx », comme on l’appelle, a tombé le masque. Certes, Sonia Gandhi a longtemps détesté la politique et a tardé à céder aux instances des caciques du Parti du Congrès qui la suppliaient de voler à leur secours. Elle n’en est pas moins parvenue à damer le pion au Premier ministre sortant, Atal Bihari Vajpayee.
En vieux routier de la politique,
le chef du BJP avait pourtant tout prévu. Fort d’un excellent bilan économique et du succès de sa politique d’ouverture avec le Pakistan, il avait décidé de provoquer
ces législatives cinq mois avant la date prévue. Tous les sondages lui prédisaient une large victoire. Le voilà congédié brutalement, à 79 ans. Certains électeurs rejettent la xénophobie de son parti et n’ont pas oublié les violences antimusulmanes qui ont entaché son mandat (deux mille morts en 2002 au Gujarat, dans l’ouest du pays). De nombreux autres n’ont pas apprécié son slogan « L’Inde qui brille » ni son apologie du profit facile. Le boom des nouvelles technologies, qui bénéficie aux élites urbaines, n’a rappelé que trop cruellement aux paysans et aux membres des basses castes que leur misère restait noire. Renouant avec la tradition socialiste du Parti du Congrès, Sonia Gandhi a su parler à ces laissés-pour-compte, parcourant sans relâche les vingt-huit États de l’Union indienne au côté de son fils Rahul,
bientôt 34 ans (qui vient d’être élu député pour la première fois) et de sa fille Priyanka, 33 ans.
Certes, la victoire ne tient pas au seul prestige familial. Les Indiens ont davantage voulu sanctionner la politique « capitaliste » du BJP que plébisciter le Parti du Congrès. Ce dernier n’a d’ailleurs pas obtenu la majorité absolue, et le nouveau Premier ministre aura besoin, au Parlement, du soutien d’autres formations. Mais sous les traits de la « Mona Lisa en sari », la légende continue.
Pour beaucoup, les Gandhi sont les Kennedy de l’Inde. Doués, parés de tous les charmes et frappés par le destin. Ils ne tiennent pas leur nom du célèbre Mohandas Gandhi, dit le « Mahatma » (« la grande âme »), mais du mariage de la fille de Nehru, Indira, avec un homonyme du héros de l’indépendance. Leurs histoires n’en sont pas moins étroitement mêlées depuis 1919. C’est en effet à cette date que Mohandas Gandhi, qui prône la non-violence pour combattre le colonialisme britannique, gagne à sa cause les Nehru, une famille aisée originaire du Cachemire. Au cours de cette lutte, le père, Motilal, et le fils, Jawaharlal, seront emprisonnés plusieurs fois.
En 1947, Jawaharlal Nehru devient le premier Premier ministre de l’Inde indépendante. Un an plus tard, le Mahatma, qui rêvait d’unir dans une même nation hindous et musulmans, tombe sous les balles d’un fanatique hindouiste. Le cycle de la violence ne fait que commencer.
Pendant plus de quinze ans, Nehru mènera une politique d’inspiration socialiste, misant sur un développement volontariste et sur des plans quinquennaux. Il se pose aussi en porte-parole des nations délivrées du joug colonial. Avec l’Égyptien Nasser et le Yougoslave Tito, Nehru oppose au condominium américano-soviétique la voie du non-alignement. Il sera, en 1955, l’un des initiateurs de la conférence de Bandoeng.
En 1966, deux ans après sa disparition, le Parti du Congrès, en proie à des querelles intestines, lui cherche un successeur sans grand relief. Ce sera sa fille. Contre toute attente, Indira Gandhi, dotée d’un caractère bien trempé, acquiert rapidement la stature d’une femme d’État. Elle dirigera le pays de 1966 à 1977, puis de 1980 à 1984, tour à tour révérée et haïe, élue et rejetée par le peuple. En 1975, alors qu’une crise politique manque de l’écarter du pouvoir, elle n’hésite pas à décréter l’état d’urgence et à suspendre les libertés publiques, bafouant les principes démocratiques défendus jadis par son père. Jamais cette femme orgueilleuse ne s’avouera battue. Soucieuse de l’unité d’une Inde qu’elle souhaite laïque, elle combat farouchement le séparatisme sikh. En juin 1984, elle donne l’ordre à son armée de prendre d’assaut le temple d’or d’Amritsar où les rebelles ont trouvé refuge, causant la mort de sept cents personnes et s’attirant la haine de cette communauté principalement établie dans le Penjab (nord-ouest). Quelques mois plus tard, le 31 octobre, elle sera assassinée sur le seuil de sa résidence par deux de ses gardes du corps d’origine sikh. Elle agonise sur les genoux de sa belle-fille Sonia, qui la transporte elle-même à l’hôpital.
Indira et Sonia… Malgré une culture et un tempérament en tout point opposés, les deux femmes étaient très proches. « Outre le fait qu’elle est belle, Sonia est gentille, franche et facile à vivre », confira Indira à une amie. Elle était loin d’imaginer que la timide bahu (belle-fille), qui avait docilement accepté de vivre sous son toit, marcherait un jour sur ses traces.
Vingt ans plus tard, Sonia l’Italienne est devenue « une fille de l’Inde » et une femme politique. Née près de Turin le 9 décembre 1946, « la Cendrillon d’Orbassano » (du nom de sa cité natale) ignorait tout de sa future patrie lorsqu’elle rencontra Rajiv, le fils aîné d’Indira. Elle se représentait alors l’Inde comme une jungle peuplée de serpents et d’éléphants. Naïve, à 18 ans, mais déterminée à suivre l’homme de sa vie en dépit des réticences de son entrepreneur en bâtiment de père.
1965, donc : année décisive. Sonia, qui apprend l’anglais, fait la connaissance de Rajiv, alors étudiant à l’université de Cambridge, dans un restaurant grec de la ville. Entre la ravissante Italienne et le fils de bonne famille, c’est le coup de foudre. Romantique, romanesque. Pour la vie. Curieusement, l’inflexible Indira se fait bien plus facilement à cette union que les parents catholiques de la belle (le mariage aura lieu en 1968, selon le rituel indien). Après tout, ce n’est pas à Rajiv, son aîné, mais à Sanjay, son flamboyant cadet, qu’elle songe pour sa succession.
Pendant que Sanjay se familiarise avec les arcanes de la politique indienne, Rajiv exerce la profession de pilote de ligne. Devant les passagers de l’Indian Airlines, il se fait appeler « Captain Rajiv », tout autant désireux que son épouse de se tenir à l’écart de la vie publique. Sonia élève leurs deux enfants, s’adonne à la lecture, s’intéresse à la restauration d’oeuvres d’art, à la cuisine et à la botanique. Elle accompagne parfois sa belle-mère à des manifestations officielles, mais demeure à mille lieues de la politique. Elle ne prendra d’ailleurs la nationalité indienne qu’en 1984, ce que ses actuels détracteurs ne manquent jamais de rappeler.
En 1980, cette paisible existence prend fin brutalement. Sanjay trouve la mort dans un accident d’avion. Le chagrin s’empare d’Indira, mais pas au point de l’aveugler. Elle demande aussitôt à Rajiv de se mettre au service de la patrie. « Pour la première fois en quinze ans de mariage, il y eut de la tension dans notre couple », devait commenter Sonia. « Je me battis comme une tigresse pour nous, pour nos enfants, pour l’existence que nous avions construite ensemble. » La jeune femme est assaillie de mauvais pressentiments. En 1984, tandis qu’Indira se meurt, elle supplie à nouveau son époux de renoncer. À en croire son biographe Tariq Ali, son rejet
de la politique était tel à l’époque qu’elle affirmait préférer voir ses enfants mendier plutôt que de voir son mari embrasser cette carrière.
Rajiv passe outre,
résigné à accomplir son devoir. L’émotion suscitée par la mort d’Indira Gandhi lui profite lors des législatives de décembre. Il succède à sa mère, mais sera davantage apprécié pour son charme et son sens de l’humour que pour son charisme politique. Le vif intérêt que porte le nouveau Premier ministre à l’informatique contribuera cependant à l’essor de cette industrie. Plusieurs affaires viennent ternir son mandat. Le scandale Bofors notamment, où l’on apprend que des hommes politiques indiens ont touché des pots-de-vin en échange de la signature de contrats avec cette société d’armement suédoise. Rajiv lui-même sera soupçonné.
En 1989, il perd les élections législatives. Deux ans plus tard, alors qu’il est en campagne pour sa réélection, il est assassiné par des séparatistes tamouls qui lui reprochent son soutien passé au gouvernement sri lankais.
Sonia s’enfonce dans le chagrin. Renonce à regagner l’Italie, mais se cloître dans sa luxueuse résidence. « Madam » devient, aux yeux du peuple, la veuve exemplaire. Elle n’accorde aucune interview et ne sort que pour animer la Fondation Rajiv-Gandhi. « Elle ne dit jamais rien, c’est sa grande force », souligne un observateur. En 1996, le Parti du Congrès perd le pouvoir. Ses dirigeants, qui implorent Sonia Gandhi depuis 1991 de venir à la rescousse de l’illustre old party en déliquescence, redoublent d’efforts. En 1998, Sonia finit par céder : « Je ne suis intéressée ni par la politique ni par le pouvoir. Tout ce que j’avais, je vous l’ai donné. Mon joyau le plus précieux était mon mari, qui a donné sa vie pour la patrie. Je n’ai plus rien à perdre. »
Elle est élue à la tête du parti. Ce dernier perd les élections de 1999, mais la présence de Sonia le sauve du naufrage. Élue à la Chambre basse, elle se prend au jeu. Améliore son hindi (qu’elle maîtrise plutôt bien, mais parle avec un léger accent), délaisse les vêtements occidentaux et prend ses distances avec la religion catholique en se rendant de plus en plus souvent dans les temples indiens. Perfectionniste, elle demande à sa fille Priyanka – une forte personnalité, à qui l’on prédit un avenir politique -, de relire ses discours et visionne souvent les films de sa belle-mère en campagne.
Son souci de l’imitation (elle a adopté la démarche rapide d’Indira) lui a valu bien des moqueries. C’est oublier que dans l’Inde profonde le souvenir de la « dernière impératrice » reste vivace : il n’est pas rare que l’on prenne Priyanka pour la réincarnation de sa grand-mère tant leur ressemblance est grande. Comme si le temps s’était figé et que l’histoire des Nehru-Gandhi pouvait, à tout moment, recommencer.

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