Quand la CIA tenait Ben Laden

En 1998 et en 1999, la centrale américaine localise le chef d’el-Qaïda dans le sud de l’Afghanistan. Jamais, pourtant, elle ne se décidera à le capturer. Chronique d’une arrestation avortée.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 12 minutes.

Du Waziristan au Kunar, le long de l’improbable frontière qui sépare l’Afghanistan du Pakistan, se joue désormais une partie de l’avenir politique de George W. Bush. Où se cache Oussama Ben Laden ? Sera-t-il capturé ou tué avant l’élection présidentielle de novembre, permettant ainsi à l’administration américaine de compenser ses déboires irakiens ? En déclenchant, le 15 mars, l’opération « Tempête des montagnes » dans les zones tribales, l’armée pakistanaise avait pour tâche essentielle de repousser les combattants d’el-Qaïda du côté afghan de la frontière, où les troupes d’élite américaines étaient censées les cueillir et les anéantir. Un mois plus tard, cette offensive, dont les stratèges du Pentagone attendaient beaucoup y compris la tête de Ben Laden et celle de son adjoint Ayman el-Zawahiri , a dégénéré en une multitude d’escarmouches contre les tribus pachtounes rebelles. Parallèlement, les forces spéciales américaines multiplient depuis des mois les chasses à l’homme, les promesses de rançons et les opérations de séduction à l’égard des notabilités locales, sans résultat pour l’instant. La Task Force 121, celle-là même qui a procédé à l’arrestation de Saddam Hussein en Irak, les Bérets verts et les Rangers ont même établi une base opérationnelle secrète, Camp Blessing, non loin de la localité afghane de Nangalam, uniquement dédiée à la traque de Ben Laden. Il y a trois mois, le chef d’el-Qaïda était signalé à quelques kilomètres de là. Aussitôt transportés sur la zone en hélicoptère, les commandos ne trouvèrent que des gourbis vides, quelques chèvres et un poste de radio. Un échec de plus dans une fabuleuse partie commencée il y a plus de dix ans, dont nous vous donnons à lire ici quelques-uns des épisodes les plus étonnants

Une ferme de 40 hectares, en zone désertique, à 5 kilomètres de l’aéroport de Kandahar. Là, à Tarnak, dans le sud de l’Afghanistan, Oussama Ben Laden coule des jours paisibles, avec femmes et enfants, et n’hésite pas à utiliser son téléphone satellitaire. Peu inquiet, en apparence, à l’abri d’un mur de trois mètres de haut et sous la protection de ses gardes du corps. On le retrouve quelques mois plus tard au camp de Derunta, dans une vallée encaissée, près de Jalalabad, dans l’est du pays. Un lieu fruste, de rares bâtiments, miséreux, quelques ponts et beaucoup de pierraille. 1998, 1999 À chaque fois, la CIA a un plan. Mais à chaque fois, elle échouera, que ses auxiliaires soient d’anonymes guerriers locaux ou le célèbre commandant Massoud. Fruit de dizaines d’entretiens avec des responsables américains, afghans, pakistanais et saoudiens, et de mémos confidentiels sur les programmes secrets de la CIA en pays taliban, un ouvrage du directeur de la rédaction du Washington Post, Steve Coll, relate le parcours du chef d’el-Qaïda avant le 11 septembre 2001.
Sa lecture laisse pantois : jusqu’à cette date fatidique, la vie du barbu le plus recherché de la planète aura été tout aussi tranquille que celle de ses poursuivants. Entre les velléités de la CIA et les atermoiements de l’administration Clinton, soucieuse de ne pas se brouiller avec les talibans et de respecter les procédures légales, les mailles du filet seront tellement larges que Ben Laden passera toujours au travers. Des erreurs successives dont Steve Coll exonère l’administration Bush, désireuse, selon lui, de s’engager dans une franche collaboration avec Massoud. Las : le « lion du Panshir » sera assassiné avant que cette voie ait pu être explorée
La chasse à l’homme commence en janvier 1993. À l’époque, le gibier recherché par la centrale américaine n’est pas Ben Laden, mais Mir Aimal Kasi, un Pakistanais qui a abattu deux employés de la CIA devant le siège de l’Agence, à Fairfax (Virginie). Pour capturer le fuyard, disparu dans les brumes frontalières de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Iran, la cellule antiterroriste de la CIA fait appel à son antenne d’Islamabad. À charge pour elle de dénicher un commando. Ce sera un groupe de combattants afghans qui, dans les années 1980, avaient lutté contre l’envahisseur soviétique et travaillé pour les Américains. Ce commando, qui répond au nom de code de « Trodpint », s’établit dans la région de Kandahar. À ces rudes gaillards, la CIA fournit, outre des espèces sonnantes et trébuchantes, des fusils d’assaut, des mines antipersonnel, des motos, des camions, des radios et du matériel d’écoute.
Fort de ces atouts, les « Trodpint » élaborent un plan audacieux : ils sont convaincus qu’une fois Kasi capturé, il faudra le garder « au frais » entendez : dans une grotte en attendant que les Américains l’exfiltrent. La Maison Blanche approuve : le président Clinton dépêche un commando des forces spéciales pour vérifier sur place s’il est possible d’improviser une piste d’atterrissage. Le sort en décidera autrement : en juin 1997, des agents du FBI et de la CIA, assistés de collègues pakistanais, cueillent Kasi au Pakistan, dans une chambre d’hôtel. Ils ont appris, grâce à un informateur, que l’homme y passait son permis de conduire sous une fausse identité. Inculpé pour meurtre, le Pakistanais sera exécuté le 14 novembre 2002 en Virginie.
Cet épisode clos, la cellule antiterroriste s’interroge : que faire des « Trodpint » ? Certes, les Afghans n’ont joué aucun rôle dans l’arrestation de Kasi, mais certains, à la CIA, éprouvent quelque scrupule à leur demander de rendre le matériel prêté. Justement, au début de 1996, une cellule « anti-Ben Laden » s’est constituée au sein de l’Agence. Sa mission : surveiller les activités de ce Saoudien qui excite et finance les islamistes radicaux. Du Soudan, d’abord, où il réside, puis, à partir de mai 1996, d’Afghanistan, où il a trouvé refuge. Et là, quoi de plus simple que de mettre l’équipe des « Trodpint » sur le coup !
La longue traque de Ben Laden s’annonce d’autant plus acharnée que ce dernier se fait de plus en plus menaçant. Début 1998 : un tribunal fédéral de New York ouvre une enquête sur les activités financières du Saoudien liées au terrorisme. « Tenons-nous un motif d’inculpation ? » demandent les agents de la CIA à Islamabad. Ben Laden est « inculpable », leur est-il invariablement répondu. Loin de ces ratiocinations, les « Trodpint » afghans élaborent un plan, semblable à celui que leur avait inspiré Kasi : après avoir kidnappé Ben Laden, il est indispensable, à leurs yeux, de le cacher en lieu sûr. Ainsi ses lieutenants seront-ils moins sur le qui-vive quand les Américains tenteront de l’exfiltrer. Mais, en vertu d’un décret pris par le président Reagan en 1981, la CIA, si elle peut participer à cette traque en territoire étranger, ne peut recourir aux méthodes les plus extrêmes. Il est donc spécifié aux Afghans qu’ils doivent capturer le « Grand Satan » vivant.

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Les farouches guerriers sont à l’affût. En ce printemps 1998, ils ont repéré Ben Laden à la ferme de Tarnak et mettent au point le scénario d’un raid nocturne mobilisant trente hommes divisés en deux groupes. Le premier, après avoir traversé le désert, est censé ouvrir une brèche dans le mur d’enceinte et se frayer un chemin via une rigole d’écoulement. Le second, à bord de deux véhicules, devra se présenter devant l’entrée principale, neutraliser les gardes en faction avec des silencieux, tandis qu’au même moment ses camarades se rueront sur les bâtiments d’habitation, menotteront le grand gaillard récalcitrant et le jetteront dans un Land Cruiser. Direction : une grotte située à 48 kilomètres à vol d’oiseau.
Mais il y a un ennui. Tant les photographies satellites que des renseignements humains révèlent que plusieurs dizaines de femmes et d’enfants vivent à Tarnak. Frayeur à la Maison Blanche : un éventuel bain de sang nuirait considérablement aux intérêts américains dans le monde arabe. D’autant que ces innocents pourraient être tués sans que Ben Laden soit pris. On n’est pas loin de penser, au centre antiterroriste de la Maison Blanche, que ces « Trodpint » ne sont que de vieux moudjahidine dont l’heure de gloire antisoviétique est révolue et qu’ils prennent le moins de risques possibles sur le terrain. De là à imaginer qu’ils considèrent la CIA comme une éternelle vache à lait
En juin 1998, les dirigeants de la CIA revoient leur copie. Mais le manque d’enthousiasme des responsables politiques dissuade le pusillanime George Tenet, le patron de l’Agence, de présenter pour approbation le plan de ce raid à Bill Clinton Lourde responsabilité : moins de deux mois plus tard, le 7 août, des kamikazes d’el-Qaïda lancent des attaques simultanées contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar es-Salaam. Bilan : 213 morts et 4 000 blessés au Kenya, 11 morts et 85 blessés en Tanzanie. Le tribunal fédéral de New York inculpe Ben Laden, considéré comme l’instigateur de
ces attentats, entre autres forfaits.
L’inertie de Tenet aura été fatale : il a beau vouloir relancer la traque, il est trop tard. Ben Laden adopte désormais des mesures de sécurité draconiennes, se défait de son téléphone satellitaire et se déplace sans cesse et de plus en plus discrètement en Afghanistan. Le 20 août, le président Clinton donne l’ordre de lancer soixante-quinze missiles de croisière depuis un sous-marin mouillant dans l’océan Indien sur un camp d’entraînement de djihadistes situé dans l’est de l’Afghanistan. Ben Laden est censé y rencontrer d’autres leaders de son mouvement. Vingt et un « volontaires » pakistanais sont tués, mais leur grand chef en réchappe. Ce nouvel échec survient en pleine crise de confiance à l’égard du commando « Trodpint ». À la mi-1999, l’opinion de la Maison Blanche comme celle de George Tenet est que la cellule antiterroriste de l’Agence est trop dépendante de ceux qu’un adjoint du directeur de la CIA surnomme, non sans mépris, « les combattants du dimanche ».

Les Afghans continuent pourtant leur travail d’approche. Ils louent une ferme dans les environs de Kaboul, surveillent les allées et venues de Ben Laden, à qui il arrive de passer une nuit dans la capitale. Là encore, ils rêvent de se jeter sur lui pendant son sommeil, de lui faire quitter la ville à bord d’une camionnette en faisant sauter des ponts sur leur passage. La CIA, bonne fille, fournit les explosifs. Ils resteront dans un placard. Ce qui finit par agacer l’ambassadeur américain au Pakistan, William Milam : apprenant que les « Trodpint » se font passer pour de modestes vignerons, il s’écriera : « Qu’est-ce qu’ils attendent pour agir ? Que le vin fermente ? »
Tout cela ne conforte guère les tenants de l’action au sein de l’Agence. « L’unité anti-Ben Laden », placée sous la direction d’un certain agent « Rich », compte vingt-cinq membres, des femmes pour la plupart. Tous sont convaincus de l’extrême dangerosité du chef d’el-Qaïda. Mais à force d’évoquer dans leurs rapports des massacres de masse à venir, ils passent pour des illuminés, adeptes d’une sorte de « culte de Ben Laden ». Ils ont beau insister pour qu’on recrute des agents susceptibles d’opérer en Afghanistan, rien n’y fait : la CIA ne sera jamais en mesure d’infiltrer ou de recruter un seul informateur au sein de l’organisation terroriste. Courant 1999, l’impasse est totale.
Alors survient Massoud. Le charismatique commandant au visage christique, le tacticien hors pair qui mène, depuis 1997, une lutte sans merci contre les talibans et leurs affidés arabes,
pakistanais et tchétchènes. Pour certains, à Washington comme en Europe, il est un homme libre, indépendant, pieux, quoique modéré dans sa pratique, féru de poésie persane. Mais, au sein de l’administration Clinton, on est loin de le considérer comme un démocrate vertueux ou un chef de guerre magnanime. Trafic de drogue, violations répétées des droits de l’homme et divers actes de barbarie entachent la réputation de ses troupes. À la CIA, les plus pragmatiques font valoir qu’il est peut-être un allié imparfait, mais que, face à la menace que fait planer Ben Laden, il reste le meilleur espoir. Et le dernier recours. Car les rapports des services de renseignements se font de plus en plus alarmistes. Samuel Berger, conseiller à la sécurité nationale de Bill Clinton, et Richard Clarke, coordonnateur du centre antiterroriste de la Maison Blanche, se décident enfin à collaborer avec Massoud. Nom de code de la mission : Jawbreaker-5.
Octobre 1999 : aux officiers de la CIA venus lui rendre visite, le « lion du Panshir » fait part de ses inquiétudes. D’une part, lui et ses hommes opèrent dans le nord de l’Afghanistan ; or l’ennemi public numéro un passe le plus clair de son temps dans le Sud ou dans les montagnes de l’est du pays. D’autre part, et surtout, Ben Laden n’est que la partie émergée de l’iceberg. Derrière lui, il y a les talibans. Et derrière eux, les services pakistanais. Sans oublier les financeurs de ces réseaux, saoudiens ou émiratis. C’est donc une vraie politique d’ensemble qu’il convient d’adopter. Devant l’ampleur de la tâche, l’administration Clinton recule. Tout d’abord, elle n’a pas, on l’a vu, suffisamment confiance en Massoud. Ensuite, elle entend garder une certaine neutralité à l’égard des talibans, bien qu’elle ait fini par leur infliger des sanctions économiques. Et elle redoute que la CIA ne se serve de sa collaboration ponctuelle avec Massoud pour mener une guerre secrète contre ces derniers.
Dernier épisode : le camp de Derunta, près de Jalalabad. Un lieu perdu, sauvage : bref, une « planque » typiquement « benladennienne ». Pas question pour le « lion du Panshir » de faire dans la dentelle. Il faut tout faire sauter. Pour cela, rien de tel qu’un troupeau de mules chargées de roquettes Katioucha de fabrication soviétique. Le commando une fois dispersé dans les montagnes qui surplombent la vallée, le commandant prévient le QG de la CIA.
À Fairfax, c’est la stupéfaction. Les juristes s’affolent : les règles de conduite fixées par la Maison Blanche ne prévoient pas un traitement aussi radical, s’écrient-ils. Et ces vierges effarouchées de rappeler que la coopération avec Massoud ne consistait qu’à recueillir du renseignement ! La mort dans l’âme, la cellule anti-Ben Laden envoie un message à son allié afghan : « Rappelez la mission. » Réponse de l’état-major du commandant : « Pour qui nous prenez-vous ? Pour la 82e division aéroportée ? C’est trop tard. Nous sommes à dos de mules, et eux n’ont pas de radio. D’ailleurs, ils sont partis. » Finalement, les hommes de Massoud prétendront avoir bombardé le camp d’el-Qaïda, mais la CIA ne put avoir confirmation de la réalité de l’attaque. L’incertitude éteignit les craintes des juristes et l’incident fut étouffé.
À la fin de l’été 2000, les relations entre Massoud et la CIA s’effilochent de plus belle. Le malentendu est total : alors que le commandant envisage d’étendre le conflit au sud du pays (avec l’aide d’Hamid Karzaï, un ancien vice-ministre des Affaires étrangères, exilé au Pakistan), les Américains font la sourde oreille. Ils ne lui accordent ni soutien politique ni aide militaire secrète. Les rares agents de la CIA qui veulent aider Massoud se sentent désavoués et isolés. De fait, tout se passe comme si on demandait aux combattants de l’Alliance du Nord de disputer une impossible partie d’échecs consistant à s’emparer du roi sans toucher aux autres pièces. Tantôt on ne les sollicite plus du tout, tantôt on les soupçonne d’échafauder d’improbables scénarios en prenant des poses hollywoodiennes.

L’attentat contre le destroyer USS Cole, au cours duquel dix-sept marines trouvèrent la mort en octobre 2000 à Aden, au Yémen, fut l’ultime avertissement. La CIA tenta de réactiver ses liens avec l’Alliance du Nord, proposant une aide oscillant entre 50 millions et 150 millions de dollars selon le degré d’agressivité souhaité par la Maison Blanche et prévoyant que des officiers de l’Agence travaillent dorénavant en étroite collaboration avec Massoud. Cette proposition fit l’objet d’un mémo de Richard Clarke à Samuel Berger. Mais l’élection présidentielle de novembre approchait, et il ne fut plus question de mettre en uvre un nouveau plan d’action. Massoud, en visite en France au printemps 2001 à l’invitation de la présidente du Parlement européen Nicole Fontaine, fit part à plusieurs journalistes de ses sombres pressentiments : « Si le président Bush ne nous aide pas, ces terroristes frapperont les États-Unis et l’Europe très bientôt. Et il sera trop tard. » Il avait tenu des propos identiques à ses interlocuteurs de la CIA venus le rencontrer à Paris quelques jours auparavant.
Le 4 septembre, des membres de l’administration Bush réunis à la Maison Blanche approuvèrent un projet de directive du Conseil de sécurité nationale, qui tranchait avec les atermoiements du gouvernement précédent.
Il prévoyait de relancer le plan d’aide à Massoud et de fournir au guerrier afghan des munitions, des camions et des hélicoptères pour lutter contre les talibans. L’objectif ultime était d’éliminer Ben Laden et d’éradiquer son organisation. Quelques jours plus tard, le 9 septembre, Massoud accordait une interview à deux journalistes arabes venus de Kaboul. La caméra piégée explosa. L’aventure de l’intrépide combattant s’achevait. L’ère du 11 septembre allait s’ouvrir.

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