Opération «vert-de-gris»

Selon une enquête publiée par le « New Yorker », les techniques d’humiliation sexuelle en vigueur à Abou Ghraib ne sont pas le fruit de dérapages individuels, mais bien celui d’un programme secret élaboré par le Pentagone.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

Alors que vient d’être prononcé, le 19 mai, à Bagdad, le verdict de la cour martiale condamnant à un an de prison le policier militaire Jeremy Sivits, l’un des sept damnés de la 372e compagnie, maniaque de la photo dont les clichés pervers ont fait la une de tous les journaux du monde, voici que Seymour Hersh – qui est au journalisme d’investigation américain ce que Bob Woodward est à l’establishment éditorial : un modèle – apporte une nouvelle pièce au scandale de la prison d’Abou Ghraib. Un chaînon jusqu’ici manquant, dont la mise au jour accable encore un peu plus le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.
Dans la dernière livraison de l’hebdomadaire The New Yorker, dont les informations ont joué un rôle essentiel dans l’affaire des tortures en Irak, Hersh raconte ainsi comment et pourquoi un programme secret du Pentagone appelé « Copper Green » (« Vert-de-Gris »), mis en place dès le début de 2002, a servi de matrice aux exactions commises à Abou Ghraib – démentant au passage la thèse officielle des sévices isolés commis en prison par des individus fragiles, hors de tout contrôle et agissant de leur propre chef. Comme tout ou presque désormais aux États-Unis, « Copper Green » est un produit du 11 septembre 2001 et de la conviction qu’ont acquise les principaux chefs de l’administration Bush selon laquelle il est impossible d’éradiquer le terrorisme tout en restant dans les limites de la légalité, qu’elle soit nationale ou internationale. Plusieurs incidents, survenus en octobre et novembre 2001, vont accélérer cette dangereuse dérive. À une dizaine de reprises au moins, des dirigeants d’el-Qaïda et des leaders talibans – dont le mollah Omar lui-même – dûment repérés dans le maquis des montagnes afghanes, échappent aux missiles des avions américains faute d’autorisation de tir. À chaque fois, les juristes en poste au Centcom de Tampa, en Floride, tergiversent, hésitent, puis émettent un feu vert trop tardif quand ce n’est pas carrément un feu rouge. Informé, Donald Rumsfeld entre dans une de ses colères dont il a le secret. Il hurle, brise des verres, frappe du poing sur la table avant de se ressaisir et de chercher la solution, ou plutôt la faille du système.
Début 2002, un « Special Access Program » (SAP) du type de ceux qui existaient pendant la guerre froide commence à prendre forme dans une aile ultraprotégée du Pentagone. Programme secret, le SAP échappe à toutes les règles conventionnelles et autorise a priori toutes les opérations, y compris homicides, à l’encontre des cibles de la guerre antiterroriste. Sans traçabilité ni budget officiel, le SAP « Copper Green » regroupe bientôt un millier de commandos d’élite issus des Forces spéciales et des unités paramilitaires de la CIA. Ce sont eux qui se chargent de la traque des membres du réseau Ben Laden et de leur transfert à Guantánamo, eux aussi qui gèrent les centres d’interrogatoire secrets installés dans une demi-douzaine de pays musulmans clients. À partir du début de 2003, le SAP « Copper Green », considéré comme un succès, est placé sous la responsabilité du sous-secrétaire à la Défense en charge du Renseignement, Stephen Cambone, un très proche de Rumsfeld. Cambone a pour adjoint le général William Boykin, célèbre pour avoir comparé devant les fidèles d’une église baptiste de l’Oregon le monde musulman à celui de Satan. Le chef d’état-major des armées, Richard Myers, est également au courant de l’existence de « Copper Green », tout comme Condoleezza Rice et le président George W. Bush – qui a approuvé le programme.
Après avoir joué un rôle plutôt modeste dans la chute du régime irakien – ils se concentrent sur la traque de Saddam Hussein et de ses fils -, les hommes de « Copper Green » sont brusquement plongés au coeur de l’action à partir du mois d’août 2003. Les attentats contre le siège de l’ONU et l’ambassade de Jordanie à Bagdad, suivis de l’embrasement du « triangle sunnite » et des premières pertes sévères au sein du corps expéditionnaire américain démontrent à quel point l’adversaire est coriace, efficace, organisé, renseigné et surtout quasi impénétrable. Bien qu’il ne soit pas informé de l’existence du SAP « Copper Green », le général Miller, commandant du centre de détention de Guantánamo, délivre fin août, à l’issue d’une tournée d’inspection des prisons irakiennes, des recommandations qui ravissent Rumsfeld et Cambone. Il faut « guantanamiser » le système carcéral irakien, suggère-t-il, c’est-à-dire donner la priorité à la collecte du renseignement en utilisant au besoin les méthodes en vigueur sur la base cubaine : privation de sommeil, stress permanent, températures extrêmes, etc. La brèche est ouverte. Sur ordre bien sûr, les spécialistes de « Copper Green » s’y engouffrent, amenant avec eux leurs propres techniques d’interrogatoire – en fait, de torture – déjà utilisées en Afghanistan et qui vont bien au-delà de celles conseillées par le général Miller.
À partir de la fin septembre 2003, le SAP « Copper Green » prend de facto la direction de la plus grande prison d’Irak, Abou Ghraib. Réduits à l’état de simples nervis, les policiers militaires de la 372e compagnie s’en donnent à coeur joie, mais ce sont des hommes en civil, sans noms ni matricules, qui les actionnent. Totalement dépassée par les événements, la générale Karpinski, dont dépend en théorie Abou Ghraib, appelle ces visiteurs « les fantômes », tant ils savent être à la fois discrets et omniprésents. Sans aucun état d’âme, ni aucune réflexion préalable, « Copper Green » transpose donc les méthodes utilisées pour faire parler les terroristes endurcis d’el-Qaïda aux centaines de suspects, chauffeurs de taxi, parents d’officiers baasistes, vendeurs de rue et autres raflés au hasard des barrages routiers. Le résultat est désastreux, sans aucun rapport avec les quelques renseignements arrachés, au point que les membres des unités paramilitaires de la CIA intégrés au sein de « Copper Green » décident prudemment, en novembre 2003, de ne plus mettre les pieds à Abou Ghraib. Avec la « sexualisation » accélérée des sévices infligés aux prisonniers, l’affaire prend en effet une sale tournure qui effraie les agents de la centrale de Langley. Dans son enquête du New Yorker, Seymour Hersh insiste sur le fait que les techniques d’humiliation sexuelle en vigueur à Abou Ghraib fin 2003 ne sont pas le fruit des dérapages libidineux de la 372e compagnie, mais bien celui d’une stratégie pensée – si l’on peut dire – « adaptée » aux détenus musulmans et déjà rodée en Afghanistan. Quel meilleur moyen de « tenir » un Arabe, estimaient alors les hommes de « Copper Green », que de le menacer sans cesse d’envoyer à sa femme, à ses enfants et à ses proches des photos le représentant nu, dans une posture grotesque et avilissante, que sa morale et sa religion réprouvent absolument ? Quelle meilleure incitation à la dénonciation, à l’espionnage et au rôle d’informateur forcé qu’on espérait ainsi lui faire jouer après sa libération ? Pour sommaire et hâtive qu’elle soit en matière de connaissance du monde arabo-musulman, la culture de guerre américaine puise en grande partie sa source – et donc l’identification de ce « point de rupture » qu’est le sexe – dans un ouvrage écrit il y a une trentaine d’année, The Arab Mind, de l’anthropologue Raphaël Patai. Cette « bible des néoconservateurs », selon Hersh, du type Rumsfeld et Wolfowitz, consacre un chapitre à la question du sexe chez les Arabes, à la fois noeud essentiel, « préoccupation mentale prioritaire » et refoulement majeur. Un « maillon faible », en quelque sorte, sur lequel les robocops de « Copper Green » ont systématiquement frappé avec sadisme, via les godillots de la 372e.
La suite est connue. Le 13 janvier 2004, le soldat Joseph Darby dénonce ses camarades de jeu auprès de la division de recherche criminelle de l’armée, CD et clichés à l’appui. Dans les trois jours qui suivent, un rapport parvient sur le bureau de Donald Rumsfeld, qui en informe le président Bush. Un contre-feu et une cover story sont aussitôt mis en place. En trois phrases : quelques pauvres gars et filles de la 372e compagnie de police militaire ont « pété les plombs ». Ils sont devenus amok, fous, au soleil d’Irak. C’est révulsant. Leur procès sera public, leur punition exemplaire, alors que sous Saddam on récompensait les tortionnaires. Ce que l’on ne dira pas, bien sûr, c’est que le SAP « Copper Green » est toujours en vigueur et en action à l’heure où ces lignes sont écrites. Normal, il n’existe pas…

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