Les secrets d’un triomphe

Les membres du comité exécu tif de la Fifa ont tranché : c’est l’Afrique du Sud, et non le Maroc, qui organisera la plus grande compétition sportive du monde, dans six ans. Tout a basculé dans la nuit précédant le scrutin. Récit exclusif.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 9 minutes.

Zurich, 15 septembre. On savait que l’attribution de la Coupe du monde de football 2010 se jouerait entre l’Afrique du Sud, grande favorite, et le Maroc. Et l’on n’a pas été déçu. Battu d’extrême justesse par l’Allemagne, il y a quatre ans, le pays de Mandela a cette fois séduit, dès le premier tour de scrutin, la majorité des vingt-quatre membres du comité exécutif de la Fédération internationale de football association (Fifa). Quatorze voix contre dix : sa victoire est même plus nette que prévu. Après ses échecs en 1988, 1992 et 2000, c’est, en revanche, la quatrième fois que le royaume chérifien laisse échapper l’organisation du plus grand événement sportif de la planète.

La veille, les cinq pays candidats, tous africains, avaient officiellement présenté leur dossier de candidature devant la direction de la Fifa au grand complet. Emmenée par trois Prix Nobel – Nelson Mandela, Frederik De Klerk, Desmond Tutu – et par le président Thabo Mbeki, la délégation sud-africaine avait fait forte impression, même si le Maroc paraissait ne pas avoir hypothéqué ses chances. Le prestige et le charisme de Mandela, qui remporte là « le dernier grand challenge de sa vie », a sans nul doute constitué un atout précieux, mais un autre homme a joué un rôle essentiel dans la victoire sud-africaine : Danny Jordaan, le principal animateur du comité de candidature depuis six ans. Ancien compagnon de route de Steve Biko et ancien parlementaire (il fut député de Port Elizabeth), celui-ci sera sans doute appelé à présider le futur comité d’organisation.
Au-delà des considérations techniques et même financières, la politique et les manoeuvres de couloir ont, comme d’habitude, beaucoup compté dans la victoire sud-africaine. Ce qui, au reste, explique la véhémence sans doute excessive des réactions marocaines : après le verdict, certains envoyés spéciaux s’en sont pris sans ménagement au président Joseph « Sepp » Blatter, accusé de « ne pas aimer le Maroc ». Il est vrai que le patron de la Fifa est, depuis bien longtemps, un indéfectible supporteur de l’Afrique du Sud…
En 1992, alors qu’il n’est encore que secrétaire général de la Fédération, celui-ci se rend à Pretoria en compagnie du président João Havelange, son prédécesseur. Après la libération de Mandela, un an plus tôt, tout le monde nage en pleine euphorie postapartheid. Séduits par les potentialités financières et les infrastructures du pays, les deux hommes lancent l’idée d’une candidature sud-africaine à l’organisation d’une future Coupe du monde. Six ans plus tard, Blatter se rend une nouvelle fois à Pretoria et assure Mandela de son soutien pour le Mondial 2006. En échange, la voix sud-africaine lui est promise pour l’élection à la présidence de la Fifa. Celle-ci ne lui fera défaut ni en juin 1998, ni en mai 2002, lors de sa réélection. Pourtant, en juin 2000, c’est l’Allemagne qui décroche le jackpot. Ulcéré, Blatter jure de tout mettre en oeuvre pour que la prochaine fois soit la bonne. Avec la collaboration de Havelange.
Bien qu’à la retraite, le Brésilien conserve une influence considérable tant à la Confederación Sudamericana (la Conmebol) qu’à la Confederation of North, Central American and Caribbean (la Concacaf), qui disposent chacune de trois voix au comité exécutif de la Fifa. D’emblée, Blatter marque son opposition à tout projet de coorganisation, mais sans décourager complètement la Tunisie et la Libye, qui ont l’intention de présenter une candidature commune. Fin tacticien, il sait parfaitement que la multiplicité des candidatures nord-africaines ne peut que servir l’Afrique du Sud. Et que seuls le Maroc et l’Égypte ont une chance de l’emporter.
Première épreuve pour les candidats africains : la présentation des dossiers de candidature, le 30 septembre, à Zurich. Jordaan et ses amis se montrent les plus convaincants. Indiscutablement, ils marquent des points précieux.
Deuxième épreuve : la visite des inspecteurs de la Fifa. Ceux-ci (un docteur en droit, un publicitaire, un polytechnicien, un entraîneur et un journaliste) se rendent successivement au Maroc (7 octobre), en Afrique du Sud (début novembre), en Tunisie (11-18 décembre), en Libye (7-13 janvier) et en Égypte (dix jours plus tard). À la mi-mars, les inspecteurs s’installent au siège de la Fifa, à Zurich, et commencent la rédaction de leur rapport, un document de quatre-vingt-quinze pages destiné à fournir une « information fiable et détaillée » aux membres du comité exécutif. Traditionnellement, ce rapport « confidentiel » n’est distribué qu’à ses vingt-quatre destinataires. Mais, le 3 mai, coup de théâtre : dans un « souci de transparence », Blatter décide de le diffuser dans son intégralité sur le site Internet de la Fifa. On découvre ainsi que, selon les inspecteurs, l’Afrique du Sud a le potentiel pour organiser une « excellente » Coupe du monde.

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Le potentiel de l’Égypte et du Maroc n’est que « très bon » et celui de la Tunisie « bon ». Quant à la Libye, elle devrait « se heurter à de grandes difficultés ».
L’initiative de Blatter est vivement critiquée par le Qatari Mohamed Bin Hammam, président de la Confédération asiatique (AFC) et membre de l’exécutif de la Fifa, et par Saad Kettani, le président de Morocco 2010, le comité de candidature. Les Marocains sont convaincus que son objectif est moins d’influencer le choix des vingt-quatre « grands électeurs » que de conditionner l’opinion sportive et les médias. Il s’agirait soit de légitimer par avance la probable victoire de l’Afrique du Sud, soit de fournir un argument pour dénoncer ultérieurement l’injustice de sa défaite. Blatter chercherait aussi, toujours selon les Marocains, à ébrécher le capital accumulé par leur pays. D’abord, en le classant après l’Égypte ; ensuite, en insistant sur les « faiblesses » de son dossier.

À deux semaines du scrutin, le Maroc semble assuré du soutien des quatre membres africains du comité exécutif, d’au moins trois européens et de trois asiatiques. Des promesses ont en outre était faites par les trois représentants de la Concacaf à Allan Rothenberg, le conseiller américain de Morocco 2010 (qui dispose d’un budget de 14 millions de dollars). Si tout va bien, le Maroc peut espérer obtenir 13 voix sur 24. Jordaan, lui, dispose des trois voix sud-américaines, de quatre européennes, de deux asiatiques, d’une océanienne et, bien sûr, de celle de Blatter.

L’Europe anglo-saxonne a clairement choisi son camp. Franz Beckenbauer, par exemple, s’est fait le VRP de la candidature sud-africaine. Avec Gerhard Mayer-Vorfelder, le président de la fédération allemande, il est parvenu à rallier à sa cause le Suédois Lennart Johansson (un vieil allié d’Issa Hayatou, le président de la CAF) et l’Écossais David Will, tous deux vice-présidents de la Fifa. L’offensive anglo-saxonne contre le Maroc culminera avec la publication, le 14 mai, dans le quotidien londonien The Guardian d’un réquisitoire signé Andrew Jennings. « La Fifa se couvrirait de honte, écrit l’auteur, en désignant un pays [le Maroc] qui mène une sale guerre au Sahara occidental et pratique la torture contre les prisonniers politiques. Un pays où la pauvreté a favorisé l’émergence de groupes terroristes islamistes qui ont exporté leurs bombes à Madrid. Un pays où seule une élite corrompue bénéficiera des contrats de la Coupe du monde. » Ce qui témoigne, pour le moins, d’un évident parti pris.

Le 14 mai au matin, près du zoo de Zurich, Blatter, radieux, accueille quelque trois cents invités à l’occasion de la pose de la première pierre du nouveau siège de la Fifa. Pendant la cérémonie, les invités se regroupent par affinités. Les « pro-Maroc » autour de Michel Platini, les « pro-Afrique du Sud » autour de Beckenbauer. La razzia sur le buffet achevée, le gratin de la Fifa prend la direction des collines de Sonnenberg, où rendez-vous a été donné aux délégations des cinq pays candidats.

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Très ému, Kettani donne le coup d’envoi des présentations, puis passe la parole aux membres de sa délégation : le général Housni Benslimane, président de la fédération de football, le président sénégalais Abdoulaye Wade, l’ancien Premier ministre espagnol Felipe González, et Moulay Rachid, le frère cadet de Mohammed VI. Chaque intervenant s’efforce de mettre en valeur l’un des atouts de la candidature : montage financier et infrastructures, proximité avec l’Europe, paix et sécurité, projet de développement économique… Dans les travées de l’auditorium, de nombreuses célébrités sportives : Just Fontaine, le recordman des buts marqués lors d’une Coupe du monde, les athlètes Nawal Moutawakil et Hicham el-Guerrouj, Badou Ezzaki et Mohamed Timoumi, les héros du Mundial 1986, et Luiz Felipe Scolari, l’entraîneur des champions du monde brésiliens, en 2002. Sur un écran géant, le sourire et les yeux verts de l’actrice Isabelle Adjani…

Pendant un bref intermède, Hamouda Ben Ammar, le président de la fédération tunisienne, annonce le retrait de la candidature de son pays, puis laisse la place à l’imposante délégation sud-africaine, conduite par Mbeki, Mandela, De Klerk et Tutu. Dans la cohorte des ministres et des hauts dirigeants, trois vieilles gloires du foot, les immortels Roger Milla, Abedi Pelé et Kalusha Bwalya. Blatter annonce clairement la couleur : « Nous apprécions beaucoup la candidature de l’Afrique du Sud », lance-t-il. On avait compris. « Nous sommes déterminés, compétents et passionnés ; nous sommes prêts à célébrer la réunification de l’humanité », enchaîne Mandela, bientôt suivi par Mbeki, célébrant la « renaissance africaine », son cheval de bataille. « L’Afrique du Sud, c’est la démocratie, la tolérance et la stabilité politique », conclut le chef de l’État.

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Après ce moment d’émotion, la présentation du dossier libyen fait franchement pâle figure. Saadi Kadhafi est absent de Zurich (voir encadré), mais omniprésent dans les films à sa gloire projetés par sa délégation. À peine ses crampons foulent-ils le sable du désert que jaillissent des stades futuristes, des autoroutes, des palaces… Le ridicule n’est pas loin. Résultat : une disqualification sans gloire. Et sans surprise.
Dopée par les conclusions du rapport d’inspection, la délégation égyptienne entre en scène. Hichem Azmi, l’ex-play-boy qui anime le comité de candidature, exalte « l’Égypte, mère de l’univers et mère du sport ». Ali E. Hillal, son ministre, renchérit, dans une veine plus populiste mais non moins emphatique : « Notre atout, c’est le peuple ! Notre candidature est celle de l’homme de la rue. » Sur l’écran, Boutros Boutros-Ghali se montre plein d’assurance (« L’Égypte a la capacité d’organiser le meilleur des Mondiaux »), et le comédien Omar Sharif, toujours très sympathique, confie qu’il a allumé un cierge à l’église Sainte-Rita, au Caire. Rita, la sainte des causes perdues ! De fait, son pays n’obtiendra pas la moindre voix.
La nuit suivante est, comme on pouvait le craindre, très animée. Blatter et Havelange entreprennent de reprendre leurs troupes en main. Jack Warner, le président de la Concacaf, et ses deux collègues, l’Américain Chuck Blazer et le Costaricain Isaac David Sasso Sasso, sont dûment « recadrés », de même que les affidés Worawi Makudi (Thaïlande), Ahongalu Fusimalohi (Tonga) et Viacheslav Koloskov (Russie). Dès lors, tout est joué. Avec les voix des Sud-Américains Julio Grondona (Argentine), Nicolas Leoz (Paraguay) et Ricardo Teixeira (Brésil), des Européens Johansson, Will et Mayer-Vorfelder et du Japonais Junji Ogura, l’Afrique du Sud dispose d’une majorité confortable. Le camp marocain ne peut compter que sur les quatre suffrages africains : Issa Hayatou (Cameroun), Slim Aloulou (Tunisie), Ismaël Bhamjee (Botswana) – même si celui-ci s’en défend (voir encadré) – et Amadou Diakité (Mali) ; plus quatre européens : Platini (France), Angel Maria Villar Llona (Espagne), Michel D’Hooghe (Belgique) et Senes Erzik (Turquie) ; et deux asiatiques : Bin Hammam et Mong Joon Chong (Corée).

Le lendemain matin, un seul tour de scrutin suffit. À 12 h 30, Blatter, transpirant de bonheur, annonce un résultat qui n’est plus un mystère pour personne. « Justice est faite. C’est le vote du coeur et de l’esprit », lance-t-il à l’intention des trois Nobel sud-africains. Les Marocains ont du mal à cacher leur déception et leur rancoeur. La délégation quitte prématurément la salle. Kettani se montre plus fair-play et souhaite bonne chance à l’Afrique du Sud. Quant à Just Fontaine, il accuse : « On savait que c’était joué, c’est la politique qui a fait gagner l’Afrique du Sud. » Blatter apprécie modérément : « Le Maroc doit apprendre à perdre », juge-t-il. Dans la soirée, Mohammed VI adressera un message de félicitations à Thabo Mbeki. Fin du match. Rendez-vous à Soweto, dans six ans.

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