Le roi est nu

L’épilogue de la mystérieuse tentative de putsch imputée à des proches du président de la République révèle un peu plus la nature clanique du régime.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 5 minutes.

Le 19 mai, à la radio nationale tchadienne, le ton d’Idriss Déby est solennel, et la voix plus grave que de coutume : « Un groupe d’officiers fanatiques et manipulés a tenté de mettre à mal le fonctionnement de la République. Leur objectif inavoué était l’assassinat du président de la République. » A-t-on voulu tuer le chef de l’État ? Ce soir-là, en écoutant la radio, beaucoup de Tchadiens se regardent, incrédules. Quelle est cette tentative de putsch où personne n’a été tué et où les prétendus comploteurs ont tous été relâchés ? Pourtant, en dépit des apparences, le pouvoir a bien vacillé le 16 mai au soir. Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, le 1er décembre 1990, Idriss Déby a eu très peur.
Ce dimanche 16 mai, le président vient de rentrer de Bamako où se tenait un sommet de la Cen-Sad. Alerté par un fidèle, il apprend que l’armée prépare un coup. La menace est grave. Elle vient du coeur même de l’armée, de son propre clan. Les séditieux sont des Zaghawas. Comme lui. Des guerriers de l’est du Tchad qui sont à ses côtés depuis plus de vingt ans. En 1982, ils l’ont accompagné jusqu’à N’Djamena dans la marche victorieuse qui a porté Hissein Habré au pouvoir. En 1986, ils ont roulé à ses côtés à bord des véhicules 4×4 équipés de missiles qui ont eu raison des chars libyens sur les plateaux désertiques du Nord tchadien. En 1990, ils l’ont suivi à nouveau jusqu’à N’Djamena pour chasser Hissein Habré du pouvoir. Cette fois-ci, ils ne suivent plus. Ils se révoltent.
À 17 heures, ce 16 mai, Idriss Déby décide de prendre les devants. Il lance deux vagues d’arrestations. Au camp militaire d’Amsinéné, à la sortie nord-ouest de la capitale, et dans l’enceinte même du palais présidentiel. Une vingtaine de soldats d’élite de sa Garde rapprochée sont neutralisés à une centaine de mètres de ses appartements. Les comploteurs qui ont échappé au coup de filet se regroupent alors près du palais du 15-Janvier, dans les quartiers est de la capitale. Ils sont une centaine d’hommes à bord de six à huit véhicules 4×4. Ils appartiennent aux trois corps d’élite : la Garde républicaine, la Garde rapprochée et la Garde nomade. Le face-à-face avec les troupes légitimistes est extrêmement tendu, mais ne dégénère pas. La bataille rangée est évitée.
À 2 heures du matin, les rebelles décrochent et se replient sur la localité de Mandjafa, à une vingtaine de kilomètres à l’est de N’Djamena. L’alerte la plus chaude est passée. Mais rien n’est terminé. Les Zaghawas restés fidèles au chef de l’État refusent de tirer sur leurs frères insurgés. On ne se tue pas en famille. Idriss Déby est obligé de négocier. Après quarante-huit heures de palabres, la centaine de factieux de Mandjafa rentrent dans leurs casernes, et les soldats arrêtés au début de la crise sont tous relâchés. Le 19 mai, le président déclare sur les ondes nationales : « L’armée a rétabli l’ordre et la sécurité sans effusion de sang. » Il a repris le contrôle de la situation. Mais pour combien de temps ?
En fait, Idriss Déby est le premier à savoir que rien n’est réglé au fond. Au-delà des communiqués officiels, il sait que le paiement des soldes ne suffira pas à ramener le calme dans les casernes. La révolte est avant tout politique. Elle vient du Darfour, donc du Soudan. Depuis un an, les Zaghawas du Tchad enragent. Leurs frères du Soudan sont en rébellion contre le pouvoir de Khartoum, mais ne parviennent pas à tenir le terrain semi-désertique de l’ouest du Soudan. Au contraire, ce sont les milices arabes progouvernementales – les fameux Djandjawids – qui prennent le dessus et provoquent l’afflux au Tchad de 100 000 réfugiés zaghawas avec leurs troupeaux. Au début de la guerre du Darfour, les Zaghawas du Tchad se contentaient de fournir armes et munitions à leurs frères rebelles du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) et du Mouvement de libération du Soudan (MLS). Mais depuis que les combats tournent mal, des Zaghawas de l’armée tchadienne n’hésitent plus à franchir la frontière pour combattre les Djandjawids.
Fin avril, cent soixante officiers et soldats zaghawas ont même quitté N’Djamena – sans la moindre autorisation – pour rejoindre la ville frontalière de Bahai et le front. La neutralité affichée de Déby dans ce conflit leur est donc insupportable. Début mai, ils lui demandent de renoncer à son rôle de médiateur et d’envoyer une force armée au Soudan pour venir en aide aux rebelles. Celui-ci tergiverse. À la mi-mai, Déby prend deux décisions lourdes de conséquences. Il expulse de la capitale deux financiers de la rébellion soudanaise qui organisaient une collecte de fonds. Et il donne son accord à un projet de son homologue soudanais Omar el-Béchir : le déploiement à la frontière de patrouilles mixtes dont seraient exclus les soldats arabes et zaghawas. Pour les hommes de la Garde républicaine, c’est le chiffon rouge. Et le signal de la révolte du 16 mai.
Pour Idriss Déby, le fait le plus inquiétant est la fronde dans sa propre famille. Quels sont les rôles à N’Djamena de son demi-frère, Daoussa Déby, un sympathisant notoire des rebelles du Darfour, et de son cousin, Tom Herdimi, le très influent coordinateur du projet pétrolier ? Les deux hommes sont habiles et prudents. Le 16 mai, ils n’ont pas franchi le Rubicon. Mais ils ont, semble-t-il, mis à profit leurs contacts pour jouer les médiateurs entre le Palais et les insurgés. Surtout, les regards se tournent vers un autre demi-frère du chef de l’État, Timane Déby. Celui-ci habite au coeur du pays zaghawa. C’est un chef religieux de Bahai, tout près de la frontière soudanaise. Et le cousin de Timane n’est autre… que le docteur Khalil Ibrahim, le fondateur et président du MJE. Ancien compagnon de route de l’opposant islamiste Hassan el-Tourabi à Khartoum, Khalil Ibrahim est l’homme clé de la rébellion du Darfour. S’il baisse la garde, Idriss Déby peut donc être pris dans une véritable toile d’araignée.
Aujourd’hui, pour sortir de ce piège, le président tchadien n’hésite pas à dramatiser. Il crie à une tentative d’assassinat – qui reste à prouver – dans l’espoir sans doute de frapper l’opinion internationale et d’impliquer davantage encore Français et Américains à ses côtés. Il est vrai que George W. Bush a besoin d’une accalmie au Darfour pour obtenir un traité de paix Nord-Sud au Soudan et tenter de redorer son blason sur la scène internationale. Mais cette grave crise risque de laisser des séquelles à la tête de l’État tchadien. Idriss Déby voulait réviser la Constitution afin de pouvoir se représenter en 2006. Un projet de loi en ce sens devait être déposé à l’Assemblée le 26 mai. Aujourd’hui, tout est compromis. Et l’opposition redresse la tête. Après la crise de famille du 16 mai, le régime Déby montre sa vraie nature. L’État reste clanique, et le roi est nu.

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