Le poids de la grâce

En revenant, quarante ans après, sur les lieux de son enfance, Nedim Gürsel livre de nombreuses clés pour comprendre la Turquie d’aujourd’hui.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 3 minutes.

A l’heure où la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est trop souvent brandie comme un épouvantail, voilà un ouvrage qui donne envie de renvoyer nos politiciens frileux à leurs chères études. On ne saurait trop leur recommander la lecture d’Au pays des poissons captifs, récit autobiographique d’un romancier au faîte de son talent, écrit avec la grâce de l’enfance et servi par une remarquable traduction. Mais sans doute, plutôt qu’à ces ignorants déjà blasés, doit-on s’adresser au vrai lecteur, à celui qui, acceptant de se perdre dans la magie des phrases, se prend à aimer le nouveau continent qui s’ouvre à lui.
Ce nouveau continent, c’est la Turquie. Éternelle et moderne. Musulmane et laïque. Pieuse et affranchie. Asiatique et balkanique. À travers la chronique de ses premières années (1951-1961) et l’évocation de son histoire familiale, Nedim Gürsel nous livre de nombreuses clés pour comprendre la Turquie d’aujourd’hui.
L’écrivain puise à la source, dans les moments de bonheur comme dans le drame qui l’a marqué à tout jamais (la mort accidentelle de son père, à l’âge de 38 ans), pour expliquer sa fascination pour l’écriture. Il revient, quarante ans après, sur les lieux de son enfance, à Balikesir, au sud-ouest de Boursa, retrouve « les cafés de l’avenue Izmir, les clients dégustant leur thé sous les acacias, le foyer de la garnison, la sous-préfecture et, flanquée de la fontaine d’eau et de la tour d’horloge, la mairie ». Il nous raconte la Turquie profonde, avec ses champs de tournesols et ses melons parfumés, les tantes qui se disputent, la grand-mère qui fume cigarette sur cigarette devant la voie ferrée, le coeur lourd d’avoir quitté jadis sa Macédoine natale, le grand-père qui prie à l’ombre du mûrier, les jardins emplis de jacinthes, le cinéma Melek, en plein air, où les femmes rêvent du destin de Scarlett O’Hara. Depuis, comme tout le pays, la ville a changé. Elle s’est couverte de bureaux et de centres commerciaux à l’américaine. On est pourtant loin de l’époque où les soldats turcs se battaient en Corée et de l’indéfectible amitié avec l’oncle Sam.
Dès l’âge de 8 ans, inlassablement, Gürsel s’exerçait à des « romans » d’une page (publiés dans La Semaine de l’enfant !) et, en bon petit écolier kémaliste, rédigeait des poèmes martiaux à la gloire de la patrie. Ses grands-parents comme ses parents sont bien les enfants de cette nouvelle Turquie née sur les décombres de l’Empire ottoman. Les uns, venus de Bulgarie et de Skopje, en Macédoine, jetés sur les routes à la suite de ces guerres balkaniques qui ont meurtri l’Europe avant la Première Guerre mondiale, avaient les cheveux blonds et les yeux bleus. Les autres étaient de type asiatique, avec leurs pommettes saillantes, comme cet aïeul avocat qui avait appris l’arabe et le français. Réputé pour sa piété et sa parfaite connaissance du Coran, il fit de ses trois filles des professeurs respectés.
C’est surtout à son père Orhan et à sa mère Leyla, passionnés de culture européenne, venus maintes fois à Paris approfondir leur maîtrise du français, lecteurs de Bernanos et de Camus et traducteurs de Gide et de Troyat, que le jeune Nedim doit son amour de la langue française. Poursuivi par les tribunaux militaires au lendemain des coups d’État de 1971 et de 1980 pour des écrits jugés « subversifs », il trouvera refuge à Paris. Ce sont ces allers-retours entre la France, sa seconde patrie, et la Turquie, cette traversée nostalgique de toute une époque qui donnent à cette aventure individuelle la dimension d’un document. Qui, après cette lecture, osera prétendre que les Turcs ne sont pas dignes de l’Europe ?

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