Le pays qui n’existe pas

Ce surprenant État « virtuel », fondé en 1991 dans le nord de la Somalie, n’est reconnu ni par l’ONU, ni par l’UA, ni par le FMI, ni par la Banque mondiale… Il vit pourtant dans la paix et une relative démocratie.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 10 minutes.

Juin 1988. Les chasseurs-bombardiers Mig 21 de Siad Barré, le maître de Mogadiscio, fondent sur Hargeisa, qu’ils noient sous les bombes. Quelques semaines auparavant, la grande ville du nord de la Somalie, avec ses 300 000 habitants, est tombée entre les mains du Mouvement national somali (MNS), un mouvement indépendantiste armé créé à Londres, sept ans plus tôt, par des membres de l’ethnie issak, majoritaire dans cette partie du pays.
2004. Hargeisa est devenue la capitale du Somaliland, un État indépendant de facto, mais dépourvu de toute existence légale. On ne sait trop pourquoi, la communauté internationale refuse obstinément de le reconnaître. Cet État « virtuel » s’est pourtant doté d’un système politique à faire pâlir d’envie les militants africains pour la démocratie et les droits de l’homme. Il y a quelques années, cette absence de reconnaissance internationale affectait beaucoup les Somalilandais. Ce n’est désormais plus le cas. On se gausse souvent de la démocratie tropicale… mais on devrait prendre au sérieux la démocratie des nomades. L’expérience originale que constitue le Somaliland pourrait servir de modèle pour l’Afrique.
Mouhoumed, 30 ans, dut naguère fuir son pays pour se réfugier dans l’Ogaden éthiopien. Rentré à Hargeisa en 1996, il est aujourd’hui un commerçant prospère. « Nos enfants mangent peut-être mal, mais ils ne meurent plus de faim, dit-il avec fierté. Nos routes ne sont toujours pas bitumées, mais elles sont les plus sûres de la région. Les dayday, ces brigands de grand chemin, ont disparu. Dans les villes comme dans les campagnes, les seuls hommes en armes sont les représentants de l’ordre. Tout cela nous l’avons fait seuls, sans l’aide du reste du monde. On peut très bien continuer comme cela pendant des siècles. »
À Hargeisa, en effet, les rues ne sont pas goudronnées. Mais certains carrefours sont équipés d’un système de signalisation lumineuse. À 13 heures, le trafic est intense et des agents de police doivent intervenir. Je vois l’un d’eux faire la circulation dans un style carrément loufoque. À mi-chemin entre le mime Marceau et un danseur de hip-hop ! Un attroupement se forme pour l’observer. Tout le monde s’amuse. Le « flic-danseur » s’aperçoit de ma présence, se fait remplacer et se dirige vers moi. Il paraît étonné. Après le salamou alaykoum d’usage, j’engage la conversation. « La police somalienne a bien du talent ! » Son visage se fige : « Je ne suis pas somalien, je suis somalilandais. » L’incident n’ira pas plus loin.
Si la résistance contre Mogadiscio avait été menée par la guérilla du MNS, la proclamation de l’indépendance, le 18 mai 1991, est due à la pression populaire. C’est sans doute ce qui fait la légitimité de ce gouvernement, illégal aux yeux à l’étranger, mais si précieux pour les Somalilandais.
Hargeisa ressemble à Kigali, la verdure et les orages tropicaux en moins. La ville, bâtie sur un plateau à 1 000 mètres d’altitude, avance inlassablement sur les flancs de la dizaine de collines qui l’entourent. De luxueuses résidences, un théâtre, des projets socio-économiques et même un studio de télévision sont en cours de construction sur ces hauteurs. Autant de béton qui supplante progressivement la rocaille et le sable stérile des collines. On y trouve également d’immenses antennes de télécommunication. Il faut préciser que le Somaliland compte trois opérateurs GSM. L’un d’eux, Télésom, gère le réseau Barakaat, du nom de cette banque somalienne qui, au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, a été inscrite par le département d’État américain sur la liste des circuits de financement d’el-Qaïda. Depuis, l’opérateur a préféré changer de nom au Somaliland, mais a gardé le nom de son réseau de téléphonie mobile.
La place El-Khairiya, « Bienfaisance », est le coeur de la cité. Un Mig 21, dressé sur un piédestal de béton, sert de mémorial pour les 50 000 victimes des bombardements de 1988. Les coups de boutoir de l’artillerie et de l’aviation de Siad Barré ont laissé des traces, mais qui se fondent à présent dans un paysage urbain marqué des stigmates de la misère et du sous-développement. Hargeisa a la coquetterie de ses moyens. Il existe certes un service de collecte des ordures ménagères, mais tous les quartiers n’en bénéficient pas. Ce sont les habitants qui l’organisent eux-mêmes.
La place El-Khairiya, donc. C’est là que se tiennent les meetings politiques. C’est là également, sur un côté de la place, que se trouve le marché du qat, cette herbe euphorisante dont la mastication quotidienne est une culture nationale, et qui pousse exclusivement dans l’Ogaden éthiopien. Hargeisa est approvisionné chaque matin. À 6 heures, précisément. Des véhicules tout-terrain, durement éprouvés par les redoutables pistes qu’ils ont dû emprunter, déchargent sur le marché les sacs plastique contenant la précieuse marchandise. Il y en a pour toutes les bourses. La botte la moins onéreuse coûte 7 500 shillings (1 dollar), mais pour la plus grosse il faudra débourser 110 000 shillings (15 dollars), soit le salaire mensuel de notre « flic-danseur ». Le qat rythme la vie économique du Somaliland. Les séances de mastication se font l’après-midi, en groupes. Les horaires de l’administration, de fermeture des échoppes et boutiques s’en ressentent. En ville, tout est fermé entre 14 heures et 16 heures. Seuls restent actifs les vendeurs et les vendeuses de qat. Les bottes achetées à cette heure-ci sont appelées « les renforts ».
Hargeisa fourmille d’activités. Tout se vend, tout se négocie. Les cybercafés sont légion, et les étalages des supérettes bien garnis. Les Somalilandais sont traditionnellement éleveurs et nomades, mais leur réputation d’habiles commerçants n’est pas surfaite.
La société, marquée par l’islam sunnite, est fortement religieuse. Dans les gros bourgs, le bâtiment le mieux entretenu n’est pas la résidence du sultan local, mais la mosquée. Ici, toutes les femmes sont voilées, on ne trouve pas la moindre boisson alcoolisée dans les lieux publics, et le look salafiste – barbe et turban blanc – est assez répandu. Si l’on n’aime pas les Américains – « parce qu’ils sont le pire ennemi de l’islam », selon Raza, une étudiante en anglais croisée dans un cybercafé de Hargeisa -, on n’en veut pas particulièrement aux Occidentaux. Si le gouvernement peut frapper monnaie, tout le monde sait qu’il le fait à Londres. Les étrangers sont peu nombreux, mais ceux qui sont là ne souffrent d’aucune xénophobie. « La tentation salafo-djihadiste est quasi nulle, assure Souleymane, un informaticien qui gère un business center dans un quartier périphérique de la ville. Les gens admirent peut-être Ben Laden, mais ils ne sont pas près d’épouser sa cause. Leur cause, c’est la consolidation du Somaliland. Leur pays. »
Trois quotidiens, deux somaliphones et un anglophone, vendus à la criée, se disputent un marché encore balbutiant. Il existe également une radio nationale, Radio Hargeysa, et la BBC diffuse des émissions et des bulletins d’information en somali. Côté télévision, un projet de chaîne privée, par satellite, appelée SomSat, devrait voir le jour dans quelques semaines. Pour le moment, le Somalilandais est inondé de chaînes arabes, du fait que le seul satellite qui couvre la zone est Arabsat. Une centaine de télévisions arabes sont donc accessibles dans les foyers équipés d’antennes paraboliques. La seule chaîne francophone reçue à Hargeisa est TV5, non pas dans sa version Afrique d’ailleurs, mais Orient.
Mouhoumed est bien content de disposer de ces chaînes, car la nuit est longue à Hargeisa. Survivance d’un passé tumulteux, les rideaux des commerces baissent dès le coucher du soleil. Les rues se vident rapidement. Peur sur la ville ? « Il n’y a pas de menace particulière, raconte Saïd, un solide Issak de la région de Burao, la deuxième agglomération du pays, mais les habitants ont tellement vu d’horreurs, de massacres, qu’ils ont oublié que la nuit peut être vécue paisiblement en dehors des maisons. »
Votre serviteur a eu la chance d’arriver par la route à Hargeisa, aux alentours de minuit. Hormis le fait que je n’ai constaté la présence d’aucun dayday, ni de jour ni de nuit, sur les pistes somalilandaises, cela m’a permis de découvrir Hargeisa by night. Il n’y a pas de couvre-feu, mais des dizaines de barrages policiers encadrent toute la ville. Le moindre véhicule qui circule est arrêté, contrôlé et fouillé. Quant à l’étranger, il a intérêt à avoir été préalablement signalé. Et au premier barrage on lui conseille de se rendre directement à son hôtel. On ne badine pas avec la sécurité ici, comme on ne badine pas avec le général Omar Iguil, chef des services de sécurité.
La soixantaine entamée, la moustache poivre et sel, l’air martial, le général accueille dans son bureau une vraie cour, composée de gradés, d’elders – des sultans somalilandais -, ou d’hommes d’affaires. Situé dans le quartier général de la police, son bureau sert de cadre de réconciliation entre clans, en cas de crime de sang ou de contentieux à propos de la répartition de l’eau. C’est à lui qu’on demande la clémence quand un petit jeune a commis un larcin. Il est le destinataire de tous les rapports en matière de renseignement et de sécurité. Bref, il est l’homme le mieux informé de Hargeisa. Mais il n’est pas le plus bavard. Ses effectifs ? « Ce qu’il faut pour assurer notre sécurité. » Combien gagne-t-il ? « Suffisamment pour demeurer incorruptible. » Cette obsession de la sécurité a-t-elle des incidences sur le respect des droits de l’homme ? « La majorité des membres des forces de sécurité sont des combattants de l’indépendance. Ils ont vécu dans leur chair l’injustice et la torture. C’est pourquoi ils sont incapables de les reproduire. »
Le pays n’a pas connu d’enquête indépendante sur la situation des droits de l’homme, mais au vu de la liberté d’expression et d’activité politique qui y prévaut, on ne peut pas dire que la situation soit mauvaise au Somaliland. En revanche, la condition de la femme y est déplorable. Le droit civil s’inspire exclusivement de la charia en matière de répudiation et de polygamie. Les femmes ont certes le droit de voter, mais les petites filles n’ont aucun moyen de se soustraire à l’excision et à la pratique barbare de l’infibulation. « Nous n’y pouvons rien, déplore Khadija, infirmière dans une clinique privée, le poids des traditions, entretenu par nous les femmes, est tel que toute opération de sensibilisation est, aujourd’hui, vouée à l’échec. Mais nous ne désespérons pas de voir les choses évoluer. » L’évolution peut venir par la démocratisation de l’enseignement. Mais même si la construction de nombre de collèges et de lycées, ainsi que l’existence de deux universités privées à Hargeisa, sont des motifs d’espoir, la tâche reste immense dans un pays où plus de la moitié de la population est nomade ou semi-nomade.
Avec près de deux millions de têtes de bétail exportées vers les pays du Golfe, l’élevage de moutons constitue la principale source de revenus du pays (15 millions de dollars en 2002) et fait vivre un Somalilandais sur deux. Le budget de l’État est alimenté par les taxes sur les services, ainsi que sur les transferts d’argent (500 millions de dollars, par an selon certaines sources) en provenance de la forte communauté émigrée en Europe et en Amérique du Nord. Quant au port de Berbera, qui donne sur le détroit stratégique de Bab el-Mandab, il constitue un atout pour l’économie du pays. Plus de 20 % des marchandises et de l’aide internationale destinées à l’Éthiopie y transitent, soit plus de 100 000 t par an. Si ses infrastructures et sa gestion sont moins performantes que celles du port de Djibouti, Berbera offre l’avantage d’exiger des droits d’accès moins élevés.
Au Somaliland, la liberté d’entreprendre n’est pas un vain mot. L’option libérale y a constitué un choix judicieux dans la mesure où, n’ayant guère de moyens, le gouvernement a fortement incité le capital national et celui de la diaspora à investir dans le développement local. La fiscalité n’est pas contraignante et le taux de recouvrement est très élevé. Le grand espoir somalilandais tourne autour de promesses pétrolières et surtout gazières, en offshore, au large de Berbera. Le groupe français Total a déjà investi près de 2 millions de dollars en capacités de stockage dans le port. Des capacités qui dépassent de loin les besoins du marché local.
Sur le plan monétaire, la parité du shilling est en constante fluctuation. Le change se fait au marché, à même le sol. Les changeurs disposent des monticules de liasses de billets de 500 ou 100 shillings (0,013 dollar). Pour 100 dollars, on repart avec un sac plastique regorgeant de billets. Il arrive qu’en cas de baisse du shilling la Banque centrale intervienne. Comment ? En rachetant massivement du shilling chez les changeurs, dont le circuit est donc partie intégrante du système financier somalilandais.
Comme ailleurs, la corruption existe, mais sans doute en deçà des standards africains. Le train de vie de certains cadres de l’administration laisse cependant songeur. Surtout quand on sait qu’un ministre gagne l’équivalent de 200 dollars par mois, soit à peine de quoi payer le qat quotidien, et que pourtant certains fonctionnaires se rendent chaque midi au Bile Restaurant, un des établissements onéreux de la capitale. Chaque jour, entre 12 h 30 et 14 heures, le Bile, qui propose des menus composés de cabri rôti, de chameau grillé ou de samak, un poisson préparé à la yéménite pour 30 000 shillings (4 dollars), se transforme ainsi en une véritable fourmilière. Le bakchich est une pratique courante. Mais on ne connaît pas de corruption à grande échelle, de celles qui saignent l’économie d’une nation. « Notre chance, explique le commerçant Mouhoumed, tient sans doute du fait que l’État n’est pas un opérateur économique actif. Il ne passe pas de marché de gré à gré avec des investisseurs. » L’explication est plausible, mais il en existe une autre : feu Mohamed Ibrahim Egal, prédécesseur de l’actuel président du Somaliland, Dahir Riyale Kahin, avait failli être destitué par le Parlement. On lui reprochait le manque d’efficacité de la lutte contre la corruption. Depuis, les autorités somalilandaises se font plus vigilantes.

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