L’empereur du Sahel

Le Guide libyen ne cesse de travailler son rôle de leader hors norme. Le sommet de la Cen-Sad, les 15 et 16 mai à Bamako, lui a fourni l’occasion de mesurer sa popularité dans le reste du continent.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

Il a suffi que Mouammar Kadhafi foule le sol malien, ce 14 mai, pour que Bamako émerge de sa torpeur. Le long des artères qui mènent de l’aéroport au centre-ville, des milliers de personnes défient la canicule (45 °C à l’ombre) pour réserver un accueil en fanfare au Guide libyen, en visite pour la deuxième fois, en l’espace d’un an, sur les bords du Djoliba. Ces débordements de joie ont, en partie, échappé aux téléspectateurs. La Radiotélévision malienne, tout comme d’ailleurs les téléphones cellulaires, ont cessé d’émettre pendant près d’un quart d’heure, brouillés, semble-t-il, par l’impressionnant matériel de transmission de la télévision libyenne, qui diffusait l’événement en direct.
Allure de seigneur, théâtral comme à son habitude, regard constamment fuyant, drapé dans un splendide boubou, un pagne fanti négligemment posé sur les épaules, Kadhafi a fait plus fort que le président français Jacques Chirac, qui s’était rendu en visite officielle au Mali, en octobre 2003. Le Libyen est arrivé à Bamako à la tête d’une flotte composée de plusieurs appareils des compagnies Libyan Airways et Afriqiyah, dont un Airbus A-300-600, un Airbus A-319, un avion-cargo russe pour le transport, entre autres, de ses deux énormes Mercedes blindées spécialement aménagées, mais aussi avec une centaine d’agents de sécurité, dont plusieurs membres de sa fameuse garde féminine. Difficile, dans une ville austère où les spectacles du genre sont rares et la « conjoncture » difficile, de ne pas être émerveillé devant un tel étalage de moyens.
Dans la patrie du djatiguiya (« l’hospitalité »), Kadhafi est, il est vrai, en territoire acquis d’avance, si ce n’est conquis purement et simplement. Son style, mélange de populisme, de provocation et d’arrogance, surtout vis-à-vis de certains pays occidentaux, plaît. Son portrait est partout, sur les murs, dans les halls d’hôtel, sur les monuments, le Mémorial Modibo-Keita compris. Sa prose figure sur des banderoles. Jeunes, vieux, femmes et enfants n’ont d’yeux que pour ce « frère arabe » à la générosité proverbiale et qui, à en croire certains, porte désormais mieux le boubou que certains enfants du pays.
Bref, le Guide, qui a tout naturellement dressé sa tente bédouine dans les jardins de la résidence de son ambassadeur à Bamako, laissant à ses pairs les somptueuses suites climatisées de l’hôtel de l’Amitié, est ici chez lui. Ce sont ses agents qui ont confectionné les badges d’accès au centre de conférences, qui effectuent les contrôles de sécurité à l’entrée du Palais des congrès, où s’est déroulée la cérémonie d’ouverture du sixième sommet de la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad), et dans certains hôtels de la place. Ces dernières années, la Libye a ouvert une agence de la Banque sahélo-saharienne pour l’investissement et le commerce (BSIC) au Mali. Elle a financé la construction d’un bâtiment administratif, qui devrait, au plus tard fin 2005, accueillir l’ensemble des ministères. Et, bel exemple de la coopération entre les deux pays, elle a racheté le très vétuste hôtel de l’Amitié, y investissant 15 milliards de F CFA (23 millions d’euros) pour en faire ce qu’il est depuis la mi-mai : un établissement de classe internationale, fruit d’un mariage d’intérêts entre la française Fougerolles (maître d’oeuvre), l’agence libyenne Lafico (maître d’ouvrage, donc propriétaire de l’hôtel), le bureau d’études tunisien CET, garant de la bonne exécution des travaux, et le groupe français Accor, gestionnaire.
L’accueil particulier réservé au Guide libyen ne doit donc rien au hasard. Il a été préparé de longue date par les officiels maliens, notamment l’ancien ministre de la Défense (et patron de la sécurité d’État) Soumeylou Boubeye Maïga, très efficace organisateur de la grand-messe de Bamako. Mais aussi, côté propagande, par la très active « Association des amis de Kadhafi » qui a pignon sur rue à Niamey, N’Djamena, Cotonou, Ouagadougou et Bamako. Noire ébène, belle comme une princesse du Macina, Awa, qui préside ladite association, ne jure – on s’en doute – que par le Guide. Elle ne tarit pas d’éloges sur sa prodigalité et sur sa foi « inébranlable » en l’Union africaine.
Installée, l’espace du sommet, dans un bel hôtel de Bamako, cette jeune Malienne raconte avec un accent parisien, et sous l’oeil vigilant d’un agent de la sécurité libyenne, ses derniers voyages à Tripoli et à Syrte, sa rencontre avec Kadhafi, les initiatives qu’elle a prises, ces derniers mois, pour faire de la visite du numéro un libyen une réussite. Autour d’elle, deux autres égéries du Guide, une Nigérienne et une Tchadienne, aussi silencieuses que leur compagne est prolixe.
« Kadhafi aurait pu garder sa fortune pour les siens. Il préfère en faire profiter toute l’Afrique et c’est bien ainsi », se réjouit un autre membre du fan-club. Ce n’est pas l’avis de tout le monde. « Ces gens-là cherchent à nous mettre dans leurs poches, à nous coloniser, fulmine un haut fonctionnaire malien. Cette débauche d’argent dans un pays comme le Mali a quelque chose d’indécent. » L’association des Maliens expulsés de Libye avait envisagé de manifester contre la visite de Kadhafi. Il a fallu toute la force de persuasion du Premier ministre Ousmane Issoufi Maïga pour les en dissuader. « Les Libyens en font un peu trop, poursuit le fonctionnaire cité plus haut. Ils manquent de discrétion. La garde rapprochée de Kadhafi n’hésite pas à bousculer la sécurité malienne… » Le djatiguiya, on le constate, a ses limites…
Un sentiment renforcé par le comportement du Guide tout au long de ce sixième sommet. Fondateur et généreux bailleur de fonds de cette organisation régionale créée en 1998, Kadhafi s’est employé à voler la vedette à son hôte malien, Amadou Toumani Touré, mais aussi aux autres chefs d’État, présents, comme lui, à Bamako. Lorsque le président malien, dérogeant au programme établi par le protocole, lui passe la parole, lors de la séance d’ouverture, pour « dire quelques mots » à l’assistance, Kadhafi saisit la balle au bond et se lance, en arabe, dans un cours de géopolitique africaine de près d’une heure. Il en profite pour donner son avis sur l’épineux dossier ivoirien et opérer une de ses volte-face dont il a le secret. Citation : « C’est le peuple ivoirien qui a élu Laurent Gbagbo. Ce dernier est donc le président légitime de la Côte d’Ivoire. Dans ce pays, les fauteurs de troubles sont des aventuriers. Je dis aux Ivoiriens : vous avez élu Gbagbo. Faites-lui confiance, hors de toute intervention étrangère, pour ramener la paix en Côte d’Ivoire. »
De la part d’un homme suspecté, il n’y a pas longtemps encore, d’avoir financé, sinon armé la rébellion ivoirienne, le propos ne manque pas, en effet, de saveur. Il est, en tout cas, embarrassant pour ses hôtes maliens, qui subissent, depuis bientôt deux ans, les contrecoups de la crise en Côte d’Ivoire, ainsi que pour le président burkinabè Blaise Compaoré, également accusé par Abidjan d’animer la rébellion. « Si la conférence n’avait pas lieu au Mali, un pays avec lequel nous entretenons d’excellentes relations, nous aurions émis une protestation », confie un officiel burkinabè, dont le pays accueillera les prochaines assises de la Cen-Sad. Mais, à l’évidence, le Guide n’en a cure. Avec une constance qui surprendra même certains de ses plus chauds partisans, il se fera, tout au long du sommet, l’ardent défenseur de Laurent Gbagbo.
Il profitera des discussions à huis clos pour faire admettre au sein de l’organisation la Côte d’Ivoire, qui n’était jusqu’ici ni membre ni observateur, avec le concours – apprécié – du Togolais Gnassingbé Eyadéma. « On ne va pas épiloguer sur le sujet, dira ce dernier. Acceptons la Côte d’Ivoire parmi nous à l’unanimité et par acclamation ! » Aussitôt dit… Le président nigérien Mamadou Tandja prendra néanmoins la parole pour regretter les « mauvaises élections qui font le lit de la mauvaise gouvernance et des conflits armés ».
« Je remercie le Guide d’avoir facilité l’admission de mon pays au sein de la Cen-Sad, répondra Laurent Gbagbo. Je tiens à répéter que j’ai moi-même été longtemps dans l’opposition, mais que je n’ai jamais pris les armes contre mes adversaires. Comme je suis un nouveau venu dans la famille, je n’en dirai pas davantage sur ce chapitre. » Puis il propose à la Cen-Sad de créer un « prix de la meilleure opposition » destiné à récompenser les formations d’opposition « les plus responsables » et pour contribuer à un débat politique plus civilisé. Arrivé quelques jours plus tôt à Bamako, crispé, le président ivoirien en est reparti, le 16 mai, avec le sourire. Et en bénissant le « dernier empereur du Mali », Mouammar Kadhafi.

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