Le martyre de Gaza

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 5 minutes.

Israël a lancé sa plus grande opération militaire à Gaza depuis qu’il a occupé le territoire lors de la guerre des Six Jours, en 1967. Des unités d’infanterie et de chars, soutenues par des hélicoptères de combat, ont cerné et ratissé le camp de Rafah, qui héberge près de 100 000 réfugiés dans le sud du territoire, démolissant des maisons avec d’énormes bulldozers blindés et tuant indistinctement militants armés et civils innocents. La morgue locale déborde, l’hôpital est surchargé, les blessés attendent, allongés sur le sol.
Dans la population terrorisée, ceux qui le pouvaient se sont enfuis, emportant les quelques objets qu’ils pouvaient charger sur leur dos ou sur une charrette. D’autres s’entassent dans des caves ou des rez-de-chaussée dans l’espoir d’être épargnés par la tempête. Des haut-parleurs israéliens invitent les combattants à se rendre ou à prendre le risque de voir leur maison s’effondrer sur leur tête. Le ministre israélien de la Défense a déclaré que l’opération était « à durée indéterminée », signifiant par là qu’elle continuera jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune opposition. [Le 19 mai, au moins dix manifestants palestiniens, dont de nombreux jeunes, ont été tués par un missile israélien tiré d’un hélicoptère « à titre d’avertissement ». Tsahal a exprimé ses regrets pour cette « erreur » qui a provoqué « la mort d’innocents ». Cinq autres Palestiniens avaient été abattus dans la matinée.]
Selon l’UNWRA, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, Israël a détruit, ce mois-ci, 191 maisons à Gaza, laissant 2 197 Palestiniens sans abri. Selon Amnesty International, depuis le début de l’Intifada, en septembre 2000, Israël a détruit, à Gaza, 3 000 maisons, jetant 18 000 Palestiniens à la rue. Il en a endommagé 15 000 autres, en plus de la destruction de centaines d’usines, d’ateliers, de serres, de puits, de pompes, de canaux d’irrigation et de vergers. Il a arraché 226 000 arbres et détruit environ 10 % de la terre arable de Gaza. Amnesty International a qualifié de « crimes de guerre » ces graves violations du droit international et de la quatrième Convention de Genève.
La dernière opération israélienne est en fait le couronnement de plus de trois années de destructions désordonnées qui ont fait plonger 60 % des habitants de Gaza en dessous du seuil de pauvreté et en ont acculé la moitié au chômage.
Pourquoi cette agression ? Au grand dam de l’armée israélienne – et pour la plus grande inquiétude de la population -, treize soldats israéliens ont été tués à Gaza l’autre semaine. La plupart ont sauté avec leurs véhicules blindés, dont l’un était chargé d’explosifs qui devaient servir à détruire des maisons palestiniennes. Une première raison de l’actuelle opération israélienne est donc une tentative pour reconsolider le pouvoir de dissuasion ébranlé de Tsahal. Ce qui signifie réparer et abattre les chefs des groupes de combat locaux, au besoin en fouillant les maisons une à une. Un autre objectif est d’élargir le no man’s land entre Gaza et l’Égypte – ce qu’on appelle le couloir Philadelphi – en démolissant des centaines d’autres maisons et peut-être en creusant une vaste tranchée ou un canal pour empêcher la contrebande d’armes à partir de l’Égypte. Autre objectif encore : infliger une punition collective massive à des réfugiés sans défense pour briser leur volonté de résistance.
La principale raison, cependant, de cette campagne militaire contre ce camp misérable et surpeuplé est la personnalité agressive et brutale du Premier ministre israélien. Ariel Sharon est le dirigeant le plus sanguinaire de l’histoire d’Israël. Il a fait preuve d’une extraordinaire indifférence au sort des Arabes. Tout au long de sa carrière, il a pratiqué une politique de main de fer, ce que le militant pacifiste Uri Avneri appelle le « sionisme du canon ». Il y a trente ans, en 1971-1972, lorsque Sharon était responsable du front sud d’Israël, il a utilisé les mêmes méthodes pour écraser les débuts d’un mouvement de résistance à l’occupation. Il a réussi, mais le coût humain a été terrible. Plus d’un millier de personnes ont été tuées, des milliers d’autres emprisonnées dans des conditions très difficiles, des milliers de maisons détruites, des centaines d’informateurs recrutés et des milliers de Palestiniens expulsés de chez eux afin d’aménager de vastes champs de tir pour les troupes israéliennes et de découper les camps de réfugiés en quartiers séparés de façon que les abords puissent être isolés lors des opérations de fouilles.
Sharon est reparti d’un bon pied, et la communauté internationale semble impuissante à l’arrêter. Son attaque contre Gaza a été condamnée par les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, par le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, par le chancelier allemand Gerhard Schröder, par la Ligue arabe, qui a demandé la protection internationale pour les Palestiniens – le tout pour rien. Les condamnations verbales n’ont pas été suivies d’actes, ni de la part de l’Occident, ni de la part des Arabes. Les Palestiniens se battent – et souffrent – seuls. L’unique voix qui compte est celle des États-Unis, et pour l’administration américaine, « Israël a le droit de se défendre », un droit qu’elle refuse aux Palestiniens martyrs et, de fait, à tous les Arabes.
En Palestine comme en Irak, la conception américaine de la paix au Moyen-Orient semble être que les Arabes doivent renoncer à la violence, désarmer, se rendre et reconnaître l’hégémonie américaine et israélienne. Au moment où, la semaine dernière, Gaza était le théâtre de carnages et de destructions, le président George W. Bush déclarait à un public juif béat qu’Israël était l’allié numéro un de l’Amérique au Moyen-Orient dans le « combat pour la liberté ». Le cynisme et le mépris de la part d’une administration américaine ont rarement atteint de tels sommets. « En défendant la liberté, la prospérité et la sécurité d’Israël, vous servez aussi la cause de l’Amérique », a déclaré Bush au puissant lobby pro-israélien, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), sous les applaudissements.
Condoleezza Rice, la conseillère à la sécurité nationale de Bush, a été plus audacieuse. Après deux heures d’entretien avec le Premier ministre palestinien Ahmed Qoreï, à Berlin, elle a estimé que l’opération menée par Israël à Gaza « ne créait pas la meilleure atmosphère ». Rien d’étonnant que Sharon soit prêt à tout.
Sharon a passé un accord avec George W. Bush. Il a proposé de retirer les colons israéliens de Gaza – où ils sont 7 500 bien installés sur les deux cinquièmes des meilleures terres au milieu de 1,3 million de Palestiniens qui se serrent la ceinture – en échange de l’acceptation par les Américains du droit pour Israël de garder de grands blocs de colonies en Cisjordanie et de poursuivre la mise en place de la « barrière de sécurité ». Lorsqu’il sera terminé, le mur de Sharon ne laissera aux Palestiniens qu’un peu plus de 10 % de la Palestine historique. De même que Menahem Begin avait rendu le Sinaï à l’Égypte dans le cadre du traité de paix de 1979 pour garder la Cisjordanie, de même Sharon est prêt à évacuer la bande de Gaza pour garder autant qu’il le peut de la Cisjordanie.

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