« Le 30 juin n’est pas une date magique… »

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 5 minutes.

Même nous qui, depuis 2001, critiquons avec constance Bush et sa politique, Rumsfeld et ses certitudes, Wolfowitz et ses utopies, n’imaginions pas que, sur l’Irak en particulier, ils échoueraient si vite et à ce point.
C’est que, tous autant que nous sommes, nous commettons l’erreur de penser que des gens qui ont atteint le haut de l’échelle dans le plus puissant pays du monde ne peuvent être que très intelligents, très compétents et habiles. Ayant à leur service les meilleurs esprits de leur nation, disposant de moyens financiers, diplomatiques et militaires presque illimités, ils devraient sans effort écarter tous les obstacles et réussir le plus aisément du monde ce qu’ils entreprennent.

Or Bush, Rumsfeld et Wolfowitz, pour ne citer que « le trio de tête », nous donnent l’exemple – et le spectacle – du contraire : un an seulement après avoir envahi et occupé l’Irak, dépensé dans cette équipée plus de 100 milliards de dollars, fait tuer quelque vingt mille Irakiens et perdu eux-mêmes près d’un millier d’hommes, ils donnent au monde entier l’image de gens qui ne savent ni ce qu’il faut faire pour atteindre les objectifs qu’ils avaient affichés, ni comment s’extirper du bourbier qui menace de les engloutir.
Leurs actes, depuis un an, n’ont été qu’un catalogue d’erreurs, de mauvaise gestion, d’arrogance et d’ignorance.
Tout ce qu’ils entreprennent occasionne des dégâts et des victimes, se retourne contre eux : ont-ils la scoumoune ? Ou bien n’ont-ils que l’apparence de la compétence et sont en réalité de vrais manchots ?

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Je crois qu’il y a des deux et constate en tout cas que leurs prévisions, comme leurs analyses, se sont révélées fausses, et qu’ils ont presque toujours obtenu le contraire de ce qu’ils voulaient. Jugez-en.
Quelques jours avant que leurs armées ne s’ébranlent à la conquête de l’Irak, réunis au Pentagone, les plus hauts responsables civils et militaires se sont amusés à prévoir la durée des hostilités. Lorsque vint son tour d’avancer un chiffre, le très intelligent Paul Wolfowitz dit : sept jours !
Le 4 mars 2003, à la Maison Blanche, en présence du président Bush, Douglas J. Feith (collègue et ami de Paul Wolfowitz, néoconservateur comme lui), en charge du « postwar planning », c’est-à-dire l’organisation de l’Irak après sa conquête et le renversement de son régime, énonça devant le Conseil national de sécurité les objectifs de l’Amérique à atteindre dans l’année :
– L’intégrité territoriale de l’Irak est maintenue et la qualité de vie est nettement améliorée.
– L’Irak évolue vers des institutions démocratiques et sert de modèle pour la région.
– Les États-Unis et la coalition gardent leur liberté d’action pour mener à bien la guerre mondiale contre le terrorisme, mettre la main sur les armes de destruction massive et stopper les activités de destruction.
– Obtenir la participation internationale à l’effort de reconstruction.
– Gagner le soutien du peuple irakien.
– Obtenir le soutien politique de la communauté internationale, y compris les États régionaux, de préférence grâce à une résolution du Conseil de sécurité.
– Placer à des postes d’autorité autant d’Irakiens que possible dans des délais aussi courts que possible.

– Comme nous pouvons le constater, aucun de ces objectifs n’a été atteint, tant s’en faut ; la situation actuelle est même à l’opposé : un Irak en insurrection où presque rien ne fonctionne normalement et qui vit très mal sous le joug d’une armée venue pour le libérer, et dont tout le monde voit qu’elle a quartier libre pour opprimer, tuer et humilier.
– Activement préparée depuis le début de 2003, l’aventure, qui devait être bénéfique aux États-Unis, n’a fait qu’accroître leur insécurité et celle du reste du monde, ternir davantage et gravement leur image, l’idée qu’on se fait d’eux, celle qu’ils ont d’eux-mêmes.
– Sur le plan matériel, leur intervention a donc déjà coûté aux États-Unis 115 milliards de dollars (410 dollars par citoyen des États-Unis et 1 % du PIB annuel) ; chaque mois, l’occupation de l’Irak engloutit 5 milliards de dollars de plus : sur ce plan, les prévisions sont enfoncées.
– On en attendait pour l’économie américaine, et celle des autres pays importateurs, un pétrole bon marché : le baril de référence est à plus de 40 dollars.
Comment les citoyens des États-Unis – ils votent en novembre prochain pour élire leur président – pourraient-ils accepter de payer leur essence plus cher et de voir leurs députés continuer de voter les demandes de rallonges budgétaires pour… apporter la démocratie à des Irakiens qui ne semblent pas disposés à la recevoir de leurs mains ?

Ils sentent en tout cas que leurs dirigeants se sont mis dans un dilemme :
Ou ils persistent, continuent de payer la facture, et l’élément déstabilisateur qu’ils constituent alimente la fièvre et l’insécurité en Irak, dans la région, et même au-delà.
Ou bien, reconnaissant leur échec, ils se résignent à partir, et le pays, qu’ils laissent sans pouvoir central fort, sans armée unifiée et avec des frontières ouvertes, se désintègre, entre en turbulence pour une durée indéterminée.
En cette fin de mai 2004, la toute-puissante Amérique et son inénarrable shérif-président attendent leur salut… d’un non-Américain.

Cet homme, qui a pour nom Lakhdar Brahimi, est algérien, donc arabe, et représentant spécial du secrétaire général des Nations unies. Le président Bush et sa garde rapprochée pensent que M. Brahimi va les aider à se sortir du guêpier où ils se sont enfournés.
S’ils le connaissaient mieux, ils sauraient que lui ne s’intéresse qu’au sort de l’Irak et n’a accepté la mission de tenter de former le gouvernement qui prendra les rênes du pays le 1er juillet que dans le mince espoir de lui épargner la guerre civile et la dislocation.
Dans une confidence à Anthony Sampson, M. Brahimi vient de prévenir ceux qui essayent de se défausser sur lui et croient pouvoir passer la patate chaude à l’ONU : « Qu’on cesse de dire que l’ONU aura un rôle « vital » à jouer. Elle aura un rôle et il revient à « la coalition » de définir ce rôle et de doter l’ONU des moyens de le remplir… Moi-même ne serai pas de la partie [après le 30 juin] ».

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Cela signifie que les États-Unis (et la Grande-Bretagne) ne pourront pas utiliser le nom de l’ONU et son autorité morale pour céder à des Irakiens un pouvoir nominal et garder entre leurs mains celui de décider de tout en dernier ressort.
Et Donald Rumsfeld, qui a au moins le sens de la formule, n’a pas eu tort de dire : « Le 30 juin n’est pas une date magique. Nos forces ne rentreront pas soudain à la maison le 30 juin. Et un État [irakien] solide ne surgira certainement pas à compter de cette date sous les yeux émerveillés du monde. »
Autant dire que le 1er juillet prochain, ni les États-Unis, ni l’Irak et ses voisins ne seront au bout de leurs peines.

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