Le cas Louisa Hanoune

Phénomène médiatique, la secrétaire générale du Parti des travailleurs joue dans la vie politique un rôle sans commune mesure avec son poids électoral : 1 % des suffrages lors de la dernière présidentielle.

Publié le 24 mai 2004 Lecture : 9 minutes.

« La nation algérienne doit vivre dans l’unité de ses deux composantes linguistiques. » Bien en évidence sur la façade du siège du Parti des travailleurs (PT), à El-Harrach, dans la banlieue d’Alger, la banderole annonce clairement la couleur. Et donne une idée du programme de Louisa Hanoune, la candidate de cette formation à l’élection présidentielle du 9 avril. Comme tous les jours ou presque depuis la consultation, les militants se sont donné rendez-vous au siège. Le travail en effet ne manque pas. Pendant qu’un bénévole répond au téléphone, deux autres dépouillent les bulletins d’adhésion adressés par fax ou par courrier à la direction du parti, parfois accompagnés d’un message de sympathie ou d’encouragement à l’adresse de Louisa Hanoune. De mémoire de militant, on n’avait jamais vu un tel engouement.
Normal, le PT « est sorti gagnant de cette élection », jure Soraya, 23 ans, actuellement à la recherche d’un emploi. « Nous avons fait une très bonne campagne, digne et propre. Louisa est notre fierté, car elle dit la vérité. » À ses côtés, une autre bénévole acquiesce. Des piles du dernier numéro de Fraternité, l’organe du parti, s’alignent devant elle, prêtes à être expédiées aux quatre coins du pays…
Vêtue d’un pardessus jaune, foulard autour du cou et boucles d’oreilles en or, Louisa Hanoune nous accueille, la voix encore enrouée après tant de meetings. Elle a relevé ses cheveux de jais en un impeccable chignon. Comme sur ses affiches électorales ou lors de ses apparitions à la télévision, pendant la campagne. Seules ses lunettes trahissent le temps qui passe : elle a tout juste 50 ans.
À El-Harrach, cette grande ville ouvrière, la patronne du Parti des travailleurs est comme chez elle. Qu’importe si le bâtiment, fragilisé par le séisme du 21 mai 2003, est quasi insalubre. « Des ouvriers sont venus pour faire des travaux, sourit-elle, mais c’était juste avant l’élection, alors ils sont repartis : nous n’avions nulle part où aller. Je pense qu’ils devraient revenir bientôt, mais il est vrai que nous ne sommes pas en sécurité, parce qu’à la moindre secousse… »
Louisa Hanoune en a vu d’autres, dès son enfance dans les montagnes de Petite Kabylie. Pendant la guerre d’indépendance, sa maison fut plastiquée par l’armée française. Plus tard, à Annaba, dans l’est du pays, où sa famille s’était installée, elle connut la pauvreté, presque la misère. Mais la militante qu’elle est restée rechigne à parler d’elle-même. Célibataire sans enfant, elle ne s’est jamais reconnue dans le schéma familial traditionnel. Sans doute les images de son passé l’ont-elles incitée à mener sa vie comme elle l’entend, c’est-à-dire en femme libre, et précipité son engagement dans les premiers mouvements féministes.
« Lorsque j’étais toute petite, ma grande soeur, qui était mère de quatre enfants, a été répudiée. Un jour, sans aucune raison, son mari lui a dit qu’il ne voulait plus d’elle et l’a jetée à la rue. Ce drame nous a tous bouleversés. Je me suis juré que cela ne m’arriverait jamais, jamais ! » La petite Louisa comprend vite qu’il lui faut étudier, arracher ce qu’elle appelle la « clé » de sa liberté. Elle sera la première fille de sa famille à aller à l’école, au collège, puis au lycée. Élève brillante, elle obtient son baccalauréat, avec mention, et rêve d’entreprendre des études supérieures. Son père s’y opposant, il lui faudra pour cela attendre sa majorité. Dès lors, une autre vie commence.
Hôtesse d’accueil le jour, à l’aéroport d’Annaba, elle étudie le droit la nuit, en arabe. En ce milieu des années 1970, la jeune étudiante-travailleuse milite déjà sur plusieurs fronts : à l’université, dans un « groupe femmes » contre l’« oppression » masculine, mais aussi sur son lieu de travail, où elle se mêle aux luttes syndicales. Elle obtient sa licence en droit, mais est presque aussitôt licenciée par son employeur, avant d’être réintégrée, curieusement, à Alger. C’est de cette époque que date véritablement son engagement politique. Dans la clandestinité, bien sûr, car seul le Front de libération nationale (FLN) a alors droit de cité. En 1981, elle adhère à l’Organisation socialiste des travailleurs (OST), participe à diverses manifestations de femmes contre le code du statut personnel, mais aussi au Printemps berbère. Très vite, elle est dans le collimateur de la Sécurité militaire. En 1983, elle est arrêtée pour « atteinte à la sûreté de l’État », libérée, puis à nouveau incarcérée, cinq ans plus tard. Entretemps, elle a participé à la création de plusieurs organisations : la première association féminine pour l’égalité en droits entre les femmes et les hommes, la première Ligue des droits de l’homme, l’Association pour le non-paiement de la dette extérieure… En 1989, après l’instauration du multipartisme, le Parti des travailleurs voit le jour. Tout naturellement, Hanoune en devient la porte-parole, puis la secrétaire générale.
En 1992, l’annulation des élections législatives la conduit à prendre des positions inattendues : au nom de la défense du multipartisme, elle dénonce la dissolution du Front islamique du salut (FIS). « Nous nous sommes prononcés contre l’arrêt du processus électoral et contre la répression, martèle-t-elle, mais nous ne partageons évidemment pas le programme des islamistes. Nous sommes socialistes, partisans d’une stricte séparation entre la religion et la politique. » En 1995, le Parti des travailleurs conclut avec six autres partis d’opposition (dont le FIS, le FLN et le Front des forces socialistes d’Hocine Aït Ahmed), mais aussi la Ligue de défense des droits de l’homme un « contrat national », également appelé « plate-forme de Rome ». C’est en effet dans la capitale italienne que ladite plate-forme fut adoptée, sous les auspices de la communauté (catholique) de Sant’Egidio. Les signataires se prononçaient pour une solution politique, plutôt que militaire, de la crise. Au grand dam des adversaires de la négociation avec le parti dissous.
Cette prise de position vaudra à Louisa Hanoune de virulentes critiques, mais aussi des manifestations de sympathie parfois inattendues, comme celle d’Ali Benhadj, l’ancien numéro deux du FIS, qui déclara un jour que le leader du PT était « le seul homme politique » d’Algérie. Même ses adversaires ne lui contestent ni son honnêteté ni son courage. Alors, ses sympathisants… « C’est une dame, affirme Abdelmadjid Sidi Saïd, le secrétaire général de la toute-puissante Union générale des travailleurs algériens (UGTA). Elle est la digne héritière des grandes combattantes du passé. C’est la Fatma N’Soumer [l’héroïne de résistance nationale, 1830-1863] des temps modernes. » Depuis dix ans qu’il la côtoie, il a appris à la connaître. Et à l’apprécier. D’ailleurs, il l’appelle sa « chérie » ou « Louisette ». « Elle a toujours été constante dans ses combats, dit-il, mais d’une constance évolutive. Ce n’est pas quelqu’un de figé dans une doctrine dogmatique, fût-elle trotskiste. »
Reste que, depuis sa création, le Parti des travailleurs est rattaché au courant « lambertiste » de la IVe Internationale, fondée par Léon Trotski en 1938. Qu’on les juge « populaires » ou « populistes », ses revendications sont, dans le domaine économique notamment, résolument altermondialistes. « L’Algérie est en panne, explique Hanoune, à cause des orientations qui lui sont imposées par l’Organisation mondiale du commerce [OMC], le Fonds monétaire international [FMI] et la Banque mondiale. » Ces organisations, de même d’ailleurs que les multinationales, mettent, selon elle, en péril l’existence même de la nation algérienne. Voire de l’humanité tout entière. « Nous avons intégré à notre discours une dimension africaine, s’enflamme-t-elle, parce que nous voyons le sort réservé aux autres pays d’Afrique. Aujourd’hui, nous sommes peut-être le seul parti à démontrer que la dérive du continent n’est pas une fatalité. Ceux qui veulent liquider les nationalisations, ceux qui laissent les multinationales piller nos richesses et exploiter sauvagement le peuple, tous ceux-là sont dérangés par notre politique. »
De qui s’agit-il ? « Des centres mondiaux qui planifient le désastre et veulent faire exploser le pays pour mieux le piller. Les pressions et chantages étrangers sont une réalité. Ils veulent tout prendre, tout de suite. » Alors, pour « sauver l’Algérie » et expliquer son programme électoral, Hanoune a mené sa campagne tambour battant, visité 46 des 48 wilayas (départements) du pays, animé pas moins de quarante meetings en moins de deux semaines. « Les jours précédant le scrutin ont été décisifs. Nous voulions absolument éviter un bain de sang à l’ivoirienne ou à la malgache. Je suis doublement fière d’avoir été la première femme à briguer la magistrature suprême depuis l’indépendance et la première candidate ouvrière dans le monde arabo-musulman. » En dépit de la faiblesse de son score – tout juste 1 % des suffrages exprimés -, Louisa Hanoune est convaincue d’avoir remporté une « grande victoire » en « ayant évité le chaos au peuple algérien ».
Ses admirateurs sont encore plus enthousiastes. « Elle a démontré qu’elle avait sa place dans le paysage politique. Au-delà des chiffres, elle sort grandie de la campagne », commente Abdelmadjid Sidi Saïd. Même le président Abdelaziz Bouteflika, à peine réélu, a tenu à lui faire part de son « orgueil » et de sa « fierté » d’avoir été candidat en même temps qu’elle. Certains ont cru y voir une sorte de remerciement…
« La campagne de Louisa, qui n’avait aucun espoir d’être élue, a plutôt servi le chef de l’État », estime pour sa part Karim, un ancien cadre du Parti des travailleurs qui préfère garder l’anonymat. En agitant le spectre des « dangers qui menacent l’Algérie », en répétant que « nul n’a le droit d’engager le pays dans l’aventurisme », elle se serait de facto prononcée contre le changement. « C’était une sorte de message subliminal », dit-il. « Même si c’est une femme respectable, il est vrai qu’elle a quelque peu favorisé le pouvoir, renchérit Ali Yahia Abdennour, fondateur et président de la Ligue de défense des droits de l’homme. En tout cas, c’est comme ça que sa position a été interprétée. »
Karim est un vieux compagnon de route de Hanoune, qu’il a côtoyée dès 1986, à l’OST. « Lorsque nous avons été rattachés à la IVe Internationale, nous avions la chance d’avoir un porte-parole qui maîtrisait parfaitement le français et l’arabe et développait un discours d’opposition. Mais, en réalité, nous étions très minoritaires. Notre discours ne proposait aucune alternative politique, c’était un programme d’agitation. »
En 2001, après les événements de Kabylie, il a définitivement claqué la porte du parti. « Le FFS avait appelé à une manifestation, se souvient-il. Louisa voulait s’y associer, mais, au sein de la direction, nous n’étions pas très enthousiastes. Finalement, nous avons reçu de l’Internationale l’ordre de préparer la manifestation et j’ai donné ma démission. » C’est, dans le jargon communiste, ce qu’on appelle le « centralisme démocratique ». « Le problème, poursuit Karim, c’est qu’il n’y a pas vraiment de direction algérienne. La ligne politique est entièrement définie par la IVe Internationale. »
Les membres du parti ne seraient-ils que les exécutants d’une politique venue « d’en haut » ou « d’ailleurs » ? Ce n’est en tout cas pas le cas de Louisa Hanoune, qui est membre de la direction internationale. « Le parti n’existerait pas sans elle, résume Karim. Le problème est qu’elle est devenue un extraordinaire phénomène médiatique. Je suis sûr qu’elle va se sentir rapidement à l’étroit au sein de l’Internationale. Elle ne sacrifiera certainement pas sa vie pour une révolution qui ne viendra jamais. D’ailleurs elle n’y croit pas elle-même. Je pense que le PT n’est pour elle qu’un marchepied en vue de la fondation d’un autre parti. »
En attendant, Louisa Hanoune s’est déjà remise au travail. Elle avoue avoir ri « de bon coeur » quand son score a été revu à la baisse par le Conseil constitutionnel : à peine plus de cent mille voix, c’est peu, très peu… Qu’à cela ne tienne, elle vient de rédiger une lettre ouverte au président de la République, afin de « désamorcer les multiples bombes politiques et sociales susceptibles d’être activées à tout moment ». Pour parer à cette éventualité, le PT demande au chef de l’État de convoquer d’urgence un « congrès national algérien » regroupant « partis, institutions, corps constitués et personnalités influentes ». Objectif : « restaurer la paix et garantir le pain et la dignité à toutes et à tous ». Et, accessoirement, permettre au parti de Louisa Hanoune de « peser positivement » sur la vie politique.

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