« La Bataille d’Alger » n’est pas finie
Parmi les événements du Festival de Cannes, un film réalisé en… 1965. Rencontre avec Yacef Saadi, personnage central de l’histoire.
Yacef Saadi, plusieurs fois condamné à mort par les Français pour avoir organisé des attentats à la bombe, invité sur la Croisette, en ces temps de « guerre contre le terrorisme », pour présenter un film dont il est le producteur et le héros – à la fois en tant que personnage central de l’histoire et acteur jouant son propre rôle… Voilà de quoi surprendre. Surtout quand on sait que le Festival de Cannes a pour principal objectif de montrer des oeuvres inédites. Or La Bataille d’Alger, évoquant un épisode meurtrier de la guerre d’Algérie vieux de près d’un demi-siècle, a été réalisé en 1965 et fut justement récompensé par un Lion d’or à la Mostra de Venise l’année suivante.
C’est que ce film fait aujourd’hui l’événement. D’abord – mieux vaut tard que jamais -, en France, où, en cette année du cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre de Libération, le long-métrage est sorti sur les écrans le 19 mai, juste après sa présentation à Cannes. Interdit dans les années 1960, retiré de l’affiche en 1971 après un attentat, considéré ensuite comme trop sulfureux pour pouvoir être diffusé largement sans risquer des incidents avec les pieds-noirs, il a enfin droit à une carrière « normale » dans l’Hexagone.
Les Français pourront ainsi découvrir par l’image comment fut vécue du côté algérien cette bataille dont ils ne connaissent trop souvent que la version « européenne ». Cette dernière fait évidemment la part belle aux parachutistes de Massu et Bigeard chargés de rétablir l’ordre colonial à Alger par tous les moyens, torture comprise, alors que les indépendantistes algériens du Front de libération nationale (FLN) sont vus avant tout comme des poseurs de bombes sans pitié pour les civils.
Mais c’est surtout aux États-Unis que le film initié par l’ancien chef de la « zone autonome d’Alger » et réalisé à sa demande par le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, une oeuvre considérée à juste titre comme culte par beaucoup de cinéphiles, a refait récemment surface au premier plan. Et cela grâce… au Pentagone. Peu après l’invasion de l’Irak, au moment des premières difficultés sérieuses pour maintenir l’ordre, les experts militaires américains ont pensé qu’ils pourraient utilement tirer des leçons des affrontements entre l’armée française et les « terroristes » algériens lors de la bataille d’Alger. Et ils ont organisé des projections du long-métrage – quel hommage à la qualité de son scénario ! – après avoir contacté à travers des diplomates Yacef Saadi en personne pour lui demander son avis sur le conflit. Ce qui a d’ailleurs incité la chaîne CNN à inviter au début de l’année l’ancien responsable du FLN à traverser l’Atlantique pour évoquer face à l’opinion cette ancienne guerre entre Occidentaux et Arabes qui fait tant écho, pense-t-on à Washington, aux événements actuels sur les rives du Tigre et de l’Euphrate.
Yacef Saadi, un petit homme encore très vif et très alerte à 76 ans malgré quelques soucis de santé, avec toujours cette « tête d’acteur américain » qui avait séduit Pontecorvo au point de lui donner l’idée de le faire jouer devant la caméra, en parle aujourd’hui en souriant. Quand, dans la villa d’amis algériens où il nous reçoit à deux pas de la Croisette, on lui demande ce qu’il a bien pu dire à ses auditeurs, il répond sans hésiter une seconde : « J’ai surtout essayé de leur faire comprendre que la comparaison entre les deux guerres n’a pas beaucoup de sens. » L’Algérie, contrairement à l’Irak, était une colonie, et plus précisément une colonie de peuplement où les Européens, en particulier à Alger, étaient très nombreux. L’armée française était donc dans une tout autre situation.
« Cependant, si l’on veut malgré tout tirer une leçon de la bataille d’Alger, ajoute Saadi, on peut remarquer que les militaires français, en se transformant en policiers et en utilisant des méthodes extrêmes, ont été finalement à l’échec malgré leur apparent succès. Ils ont vite ressenti un terrible malaise, des contradictions qu’ils ne pouvaient assumer face à leur mission d’origine. Et plus ils infligeaient des sévices, plus, en fin de compte, ils servaient nos intérêts en nous amenant de nouveaux sympathisants, de nouveaux combattants. Et c’est ce qui arrive aujourd’hui en Irak à l’armée américaine, comme le montrent toutes les révélations sur la torture et leurs conséquences. »
Les Américains peuvent-ils encore trouver une issue honorable ? « La seule solution pour eux, c’est de se retirer du pays le plus vite possible. » Ils doivent espérer à cet égard que les différents mouvements de résistance irakiens formeront, au moins provisoirement et avant de probables règlements de comptes internes, un front unique capable de maîtriser la situation et de permettre un repli négocié, à l’amiable, que personne ne reprochera à Washington. Les États-unis auront donc sauvé la face. Un conseil qui semble s’adresser, en fait, autant aux Irakiens, qui retireraient de grands bénéfices d’une telle démarche unitaire, qu’aux Américains. Sans doute ne change-t-on pas si facilement de camp, même simplement au niveau du discours …
Quand Yacef Saadi revoit maintenant La Bataille d’Alger, pense-t-il que le film, très dur, qui montre les deux camps ne reculer devant rien pour atteindre leurs objectifs, est vraiment fidèle à ce qui s’est passé ? « Certainement. D’autant qu’on avait tenu, moi tout particulièrement, à faire un film non manichéen, où aucun des deux adversaires ne serait ménagé. On a posé des bombes, mais les Européens en ont aussi posé. Ce sont même eux qui ont commencé, avec l’attentat de la rue de Thèbes. Ils nous ont imposé le changement de méthode, alors que, depuis le 1er novembre, la consigne était de ne pas abattre de civils. Cela m’a fait mal, il m’est même arrivé de pleurer, notamment après l’attentat meurtrier de la Corniche. Mais j’assume, il n’y avait pas le choix, car c’était le plus efficace. »
Faudrait-il donc refaire aujourd’hui le film de la même façon si la question d’un remake se posait ? « Je crois quand même que je voudrais modifier la fin. Il faudrait une autre conclusion, moins noire, plus ouverte. Moins violente. »
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