Imposition : au Maroc, « 80 % des recettes fiscales sont apportées par 0,8 % des entreprises »
Un guichet unique pour le fisc, une politique intransigeante face à la contrebande mais des délais pour aider le secteur informel à rentrer dans le rang, des taux d’imposition revus à la baisse… Alors que les 3e Assises nationales de la fiscalité s’ouvriront le 3 mai à Skhirat, au Maroc, Mohamed Berrada, président du comité scientifique de ces assises, détaille les pistes envisagées.
Mohamed Berrada a été choisi pour présider le comité scientifique en charge des Assises de la fiscalité qui se tiendront au Maroc les 3 et 4 mai prochains. Cet ancien ministre des Finances (1986-1993) nous livre sa vision de la politique fiscale et comment il espère changer les choses à partir de ces prochaines assises. Le comité scientifique est composé d’experts, de représentants des professions libérales, de la CGEM et des responsables de la direction générale des impôts. Rencontre.
Jeune Afrique : Pourquoi ces Assises de la fiscalité ?
Mohamed Berrada : Les Assises sont l’occasion de faire un état des lieux et de dresser le bilan de ce qui a marché et de ce qu’il faut revoir revoir pour permettre de faire évoluer notre système fiscal. À chaque Assises, en 1999 et en 2013, un certain nombre de recommandations ont été émises et se sont traduites en mesures fiscales à travers différentes lois de finances. Parfois, pour des raisons sectorielles ou même partisanes, certains dispositifs nouvellement instaurés ont, à mon sens, aggravé la complexité de la loi et du système fiscal, en réduisant sa cohérence.
Ceci dit, il faut être conscients que nous avons déjà un système fiscal moderne, relativement bien développé si nous le comparons avec celui d’autres pays, même en Europe.
Les dernières Assises ont eu lieu en 2013, il y a à peine six ans, alors que les précédentes avaient eu lieu en 1999. Pourquoi cette accélération ?
Cela démontre que nous sommes conscients de la nécessité de faire évoluer notre système fiscal en fonction de l’environnement dans lequel nous sommes. Le développement des nouvelles technologies a fait naître de nouvelles activités auxquelles il faut s’adapter.
Selon nos estimations les plus optimistes, 15 % des entreprises contribuent à l’impôt sur le revenu
Comment jugez-vous la pression fiscale au Maroc ?
La pression fiscale, qui est le total des recettes fiscales rapporté au PIB, est de l’ordre de 22,5 % au Maroc. Mais l’agriculture et quelques autres activités contribuant au PIB sont exonérées d’impôts. Si nous les retirons du calcul, le ratio monte à quelque 26 %. En comparaison, la Turquie, que nous pouvons considérer comme un concurrent en matière commerciale, affiche une pression fiscale de 19 %.
En outre, une analyse approfondie montre des inégalités considérables dans la répartition de l’impôt au Maroc. Dans le cas de l’impôt sur les sociétés, par exemple, 80 % des recettes sont apportées par 0,8 % des entreprises. Quant à l’impôt sur le revenu, selon nos estimations les plus optimistes, seules 15 % des entreprises s’en acquittent.
Comment expliquer cette situation ?
Il y a une inégalité de base au niveau des structures de production. Les TPE et les PME se trouvent sous l’emprise des grandes entreprises, des banques et sont constamment à leur merci. D’un autre côté, l’État a toujours besoin d’améliorer les recettes, et ce n’est pas en taxant davantage les TPE et les PME qu’il y arrivera. Il faut trouver d’abord trouver comment aider économiquement ces petites structures à améliorer leur situation de rentabilité et de productivité.
Pour trouver un équilibre, il est impératif que les inspecteurs du fisc soient formés à la gestion d’entreprises, afin d’éviter qu’ils arrivent de l’extérieur avec des règles rigides à appliquer.
>>> À LIRE – Lahcen Daoudi : « Nous manquons encore d’outils de contrôle pour bâtir un système fiscal plus juste »
Concrètement, quelles solutions pourraient être envisagées ?
La piste que nous envisageons consiste à baisser les taux, de l’impôt sur le revenu comme de l’impôt sur les sociétés, tout en élargissant la base. Tout cela doit être établi progressivement, sur une période de cinq ans. Pour l’impôt sur les sociétés, il est impératif de garder la progressivité car elle réduit les inégalités : ceux qui gagnent le plus paient le plus.
Il n’y a pas de démocratie sans civisme fiscal
En revanche, il faut adopter le principe de la neutralité au niveau de la TVA, car les taux multiples compliquent la vie des entreprises, qui n’arrivent pas toujours à récupérer les taxes versées à l’État.
Enfin, il faut supprimer la cotisation minimale, qui est, selon moi, un impôt injuste. Ce n’est pas normal que les entreprises paient un impôt sur un résultat déficitaire. En parallèle, il faut multiplier les contrôles chez les entreprises qui déclarent des déficits chaque année ! On oublie souvent que l’impôt, c’est la reconnaissance d’un citoyen vis-à-vis d’un état. Il n’y a pas de démocratie sans civisme fiscal.
Outre la pression fiscale, c’est la complexité du système marocain qui est souvent critiquée, notamment du fait du nombre d’interlocuteurs et des méthodes vieillissantes. Qu’en pensez-vous ?
Il y a au Maroc trois centres collecteurs, la direction générale des impôts, la trésorerie générale et les communes pour les taxes locales. Pour améliorer la relation avec les contribuables, il faut de la transparence et un système de communication fluide. L’idée est de créer un guichet unique capable de fournir toutes les explications et de régler tous les problèmes, sans balader le citoyen d’un service à l’autre.
Les développements informatiques sont aussi très importants, notamment pour la mise en place de contrôles à distance, qui éviteraient beaucoup de pertes de temps pour les entreprises.
La simplification aidera les entreprises à respecter les textes de loi.
Comment réagissez-vous aux appels de la CGEM à une clarification de la loi fiscale ?
La CGEM siège avec nous dans le comité scientifique et nous avons besoin du patronat pour nous exposer les problématiques que rencontrent les entreprises. Comme l’administration fiscale édicte les lois, les fait appliquer et contrôle par la suite les entreprises, le fisc est perçu comme étant juge et partie. Cette image, il faut absolument la changer.
Chaque disposition entraîne en outre dans son sillage une multitude de circulaires plus complexes les unes que les autres, et finalement tout le monde se perd. La simplification aidera les entreprises à respecter les textes de loi.
Pour l’instant, aucune des Assises n’a pu régler la question de l’intégration du secteur informel. Qu’est-il possible de faire ?
Dans un premier temps, le fisc doit faire corps commun avec les agents de la CNSS qui vérifient si tout le monde est déclaré. Pour élargir la base imposable, il est possible de faire quelques efforts au niveau des cotisations, mais cela prendra du temps d’amener ces entreprises à s’enregistrer officiellement, c’est pour cela qu’on évoque un délai pouvant aller jusqu’à cinq ans. Concernant la contrebande, en revanche, il faut être intransigeant.
Dans quelle mesure la politique fiscale peut-elle résoudre les problèmes de l’emploi et encourager l’investissement ?
La politique fiscale n’est qu’un instrument de la politique économique globale. Elle doit jouer un rôle pour la croissance, pour la politique de change, pour les accords bilatéraux, pour l’amélioration de la gouvernance, mais elle ne peut pas tout résoudre seule. Ainsi, la baisse des taux d’imposition va certainement renforcer l’attractivité de notre économie, mais si les autres instruments ne jouent pas en harmonie, on n’aura aucun résultat.
Le premier principe de cette prochaine réforme fiscale doit d’ailleurs être de s’orienter en priorité vers l’encouragement des investissements productifs, créateurs d’emplois permanents, et non pas créateurs de rente.
L’ONG Oxfam plaide pour une « taxation juste »
Dans son rapport « Un Maroc égalitaire, une taxation juste« , Oxfam formule des recommandations pour faire de la fiscalité un instrument de réduction des inégalités.
Assurant qu’il faudrait cent cinquante-quatre ans à une personne salariée au Smig pour gagner ce que reçoit en douze mois l’un des milliardaires du Maroc, le rapport met en lumière « la panne de l’ascenseur social ». « Le montant des pertes fiscales subies par le Maroc chaque année du fait des pratiques fiscales des multinationales s’élève à 2,45 milliards de dollars », estime l’ONG.
Partant de ces constats, Oxfam formule une série de recommandations pour que la fiscalité contribue à réduire les inégalités suivant deux axes principaux :
- Le développement d’un plan national contre les inégalités
– Adopter un objectif quantifié de réduction des inégalités à l’horizon 2030, dans le cadre des objectifs de développement durable ;
– Produire des données statistiques mises à jour régulièrement et disponibles publiquement sur la disparité des revenus et la concentration de la richesse ;
– Prendre des mesures urgentes et concrètes pour corriger les disparités régionales, les inégalités de genre et améliorer la gouvernance à tous les niveaux ;
– Améliorer la répartition primaire des revenus en appliquant une règle de type « 1 à 20 entre le salaire le plus élevé et le salaire médian au sein de l’administration »
– Lancer un plan de formalisation de l’activité économique
- L’adoption d’une fiscalité juste qui contribue à réduire les inégalités
– Pour les impôts sur le revenu, introduire de nouvelles tranches sur les niveaux de revenus les plus élevés au bénéfice des tranches les plus faibles ;
– Introduire une fiscalité progressive du patrimoine détenu et transmis ;
– Introduire une analyse genrée de l’ensemble des impôts pour contribuer à réduire les inégalités entre femmes et hommes ;
– Élargir l’assiette fiscale pour rendre plus juste la contribution de l’ensemble des acteurs économiques du pays ;
– Faire de la lutte contre l’évasion et la fraude fiscale une priorité, en améliorant le système de remboursement de la TVA et en renforçant les dispositions anti-évasion.
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