Senghor, Mamadou Dia et les missionnaires

Catholique convaincu, le président sénégalais a entretenu des relations difficiles avec la congrégation des dominicains, qu’il soupçonnait de pencher pour son président du conseil musulman.

Publié le 25 avril 2006 Lecture : 4 minutes.

En septembre 1958, quand j’arrivai à Dakar, le Sénégal avait déjà son équipe dirigeante, qui me paraissait fort intéressante, appropriée, avec son brillant président et son président du Conseil, Mamadou Dia, fort compétent dans son domaine, l’économie. C’est ce dernier qui, sur la recommandation de François Perroux, venait de s’adjoindre comme expert pour le tout-premier plan de développement Louis-Joseph Lebret, fondateur d’Économie et humanisme. La petite communauté dominicaine créée en 1955 n’avait rien à voir avec la politique de haut niveau : les frères s’occupaient de l’aumônerie catholique de la toute-nouvelle université dakaroise, des émissions catholiques de la radio. À quoi s’ajoutait le travail de quelques chercheurs en sociologie, ethnologie, islamologie, linguistique, pour une vie de l’Église plus incarnée dans le terroir local, pour que l’Église catholique sénégalaise, elle aussi, puisse devenir elle-même.
Dans le conflit entre Senghor et Dia, en 1962, les dominicains étaient souvent considérés comme « diaïstes », mais ceux-ci, tout en ayant leurs idées (diverses) sur la question, restèrent discrets à leur place. Tant et si bien qu’en 1966, lors de la mort du père L.-J. Lebret, alors que Mamadou Dia était toujours en prison « à perpétuité », Senghor demanda un service national à la cathédrale : il voulait montrer que l’orientation du développement économique au Sénégal n’avait pas vraiment changé depuis la mise à l’écart de Dia, même si la chambre de commerce avait repris beaucoup de place.
C’est alors que je l’ai approché : ce que j’aimais beaucoup, c’était sa simplicité, sa désinvolture. À peine arrivé, je l’entends me dire : « Comment se fait-il, mon révérend père, que maintenant les catholiques soient comme les musulmans, voleurs et menteurs ? » Il y avait eu en effet, à ce moment-là, quelques malversations à la mairie de Dakar. Pour le président d’un pays à 90 % musulman, j’ai quand même trouvé cette boutade étrange, vraiment très « française », « Français moyen » même.
Le reste de l’entretien fut assez anodin : manifestement, ou il n’était pas très au courant du travail du père Lebret, ou il avait ses idées propres. Ce qu’il m’a toujours semblé, c’est que Senghor n’a jamais été vraiment socialiste et ne pouvait pas l’être : c’était un intellectuel « à la française », une sorte de radical, au sens français de la IIIe ou IVe République, tout à fait le style Edgar Faure, dont il fut ministre.
Sa religion est restée un mystère : bien sûr, il fut élevé dans les jupes des pères spiritains. Mais il semble bien qu’en France, à l’université et dans sa vie politique, il se soit affranchi de la tutelle enfantine. Ce n’est qu’en revenant au pays, destiné à une carrière étonnante dans un pays à grande majorité musulmane, qu’il fallait qu’il se présente comme chrétien bon teint, tout en étant franchement laïc ; c’était peut-être, je le crois, pour barrer la route à un certain islam qui rêvait d’une Afrique occidentale tout islamisée.
Il est revenu à une foi catholique grâce à Teilhard de Chardin (1881-1955), ce jésuite poète et penseur, qui lui plaisait beaucoup avec sa dynamique optimiste cherchant à allier science et foi. Cela fait un peu sourire quand on lit certaines de ses lettres qui datent bien de la grande époque coloniale : c’est l’Occident, selon lui, qui conduit la marche vers le point oméga ! D’autre part, il avait la pratique religieuse de Mgr Lefebvre : « Je tiens, me dit-il, à ce que mon aumônier à la présidence, un prêtre wolof, célèbre la messe en latin pour continuer à m’entretenir dans cette belle langue. »
Lors de la crise de 1968, pour Senghor, les dominicains étaient toujours diaïstes, et pis encore, maoïstes ! Certes, notre cur était toujours du côté de Mamadou Dia, ce « forgeron » toucouleur dont Mgr Thiandoum, archevêque de Dakar, réclamait régulièrement la libération. Je ne vais pas reprendre les histoires de l’époque : je me contente de citer l’essentiel de la lettre que le président écrivit au nonce apostolique de Dakar, le 26 juin 1968, qui là encore fait rêver :
« Monseigneur, mon attention a été appelée, encore une fois, sur les agissements des pères dominicains, qui ont la direction morale des étudiants catholiques. Hélas ! au lieu de diriger les étudiants, les pères se laissent diriger par eux dans des entreprises de subversion, téléguidées de Pékin. Car je suis tout prêt à vous fournir la preuve que les événements de l’université de Dakar sont en relation avec ceux de la Sorbonne, mais dirigés à Paris de Pékin En conséquence j’ai décidé que les pères dominicains quitteraient le Sénégal. Je préfère ne pas prendre une décision d’expulsion. Je vous demande donc de transmettre ma requête à S.S. le pape Paul VI. Qu’il veuille bien donner des ordres au supérieur hiérarchique des PP dominicains, qui sont à Dakar, pour que ceux-ci quittent le Sénégal avant le 31 juillet 1968 » Ils ne sont jamais partis, et il y eut pardon et réconciliation dans les premiers jours de 1969, grâce notamment à Alioune Diop, dont les Sénégalais, et beaucoup d’autres d’entre nous, devraient parler davantage : voilà encore un cas de Sénégalais aux multiples facettes, non un politicien, mais un militant de la culture, d’une modestie quasi héroïque, dont le rôle politique fut aussi considérable qu’inconnu – je ne dis pas méconnu, car il voulait qu’il en soit ainsi, à la fois pour des raisons spirituelles profondes et pour l’efficacité des tâches qu’il s’était fixées.
Un très bon film a été fait sur Senghor, pour Arte : Mamadou Dia affirme qu’il ne peut pas pardonner à Senghor sa condamnation certes, mais que pourtant il garde envers lui une certaine affection. L’image, quand il dit cela, est très belle. C’est là qu’on « soupçonne » la grandeur du Sénégal et ce qui fait sa séduction.
Ce qui fut lamentablement mesquin, c’est l’absence à ses funérailles des premiers représentants de l’État français, un monde pour lequel il a tant sacrifié, à tort et à raison.

* Membre de l’ordre des prêcheurs dominicains, Lyon, France.

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