Machination au sommet ?

Accusé, avec d’autres personnalités, de détenir des comptes occultes via la caisse de compensation luxembourgeoise Clearstream, Nicolas Sarkozy veut absolument démasquer les auteurs de la manipulation.

Publié le 25 avril 2006 Lecture : 7 minutes.

Qui a voulu abattre Sarko ? C’était le titre virtuel du premier tome du polar politique de l’été 2004, cette ténébreuse affaire Clearsteam dont il était surtout clair qu’elle était louche. Le second tome, dont les épisodes vont couvrir l’été 2006, pourrait s’intituler : « Qui a commandité le crime ? » Avec son prolongement implicite pour tout citoyen-lecteur averti : « Qui, dans les plus hautes sphères du pouvoir où règne une lutte à mort pour la succession ? » Mais revenons à l’affaire, tellement embrouillée qu’on la résumera ici pour l’essentiel. Elle commence en juin 2004. Nicolas Sarkozy est alors ministre de l’Économie et des Finances, et Dominique de Villepin ministre de l’Intérieur. Renaud Van Ruymbeke, le plus redoutable des juges de l’affaire Elf, chargé ensuite du dossier de la vente des vedettes françaises à Taiwan et de ses commissions guère moins faramineuses, reçoit une série de dénonciations par lettre ou CD-Rom. La première lettre commence ainsi : « Je vous écris pour vous informer de l’existence d’un groupe mafieux. » L’imprécateur accuse différentes personnalités de détenir dans des banques étrangères, toutes affiliées à la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream, des comptes occultes, dont il fournit les numéros dûment répertoriés. Les principaux industriels visés appartiennent aux milieux de l’armement et de l’aéronautique. Ils seront tous blanchis, comme d’ailleurs les quatre dirigeants politiques dénoncés avec eux : deux pour la gauche, Dominique Strauss-Kahn et Jean-Pierre Chevènement ; deux pour la droite, Alain Madelin et Nicolas Sarkozy.
Est-ce le début d’une affaire d’État qui fait trembler toute la classe politique, comme l’affirme alors en couverture Le Point avec cette présentation choc de Clearstream : « L’institution fait le compte au jour le jour des échanges interbancaires de la terre entière. Des transferts de milliards d’euros en un clic » ? Clic ou pas, l’affaire se terminera par un couac. Van Ruymbeke découvre bientôt qu’on a tenté de le manipuler. Les listes de numéros sont exactes, mais celle des personnalités mises en cause a été grossièrement plaquée sur les bordereaux de comptes. Du travail d’amateur. Sarkozy est dénoncé sous deux pseudonymes, Paul de Nagy et Stéphane Bosca, déformation transparente de son vrai patronyme : Nicolas, Paul, Stéphane Sarkozy de Nagy-Bosca. Les allégations contre les deux dirigeants socialistes sont elles aussi bidonnées. Quant aux industriels, ils sont apparemment victimes d’une campagne de calomnie destinée à éclabousser leur image « dans un contexte économique extrêmement concurrentiel ».
Où se cachent le ou les coupables ? On recherche d’abord un expert en décryptage électronique. Et on le trouve. Ce qui ne veut pas dire, ou pas encore, qu’on le confond, malgré les lourdes suspicions qui pèsent toujours sur lui. Il s’appelle Imad Lahoud. Cet informaticien est un véritable petit génie de la cryptologie qui vous fait craquer et avouer les ordinateurs les mieux verrouillés. Mauvais gestionnaire – il passera trois mois à Fresnes pour escroquerie -, il est recruté dès sa sortie de prison par la DGSE avec mission de dépister dans les fichiers de Clearstream les traces d’éventuels financements du réseau al-Qaïda. Sans résultat, apparemment. Il a, en revanche, réussi à « écraser » (pirater) les mémoires de la banque d’échanges dont les matrices serviront ensuite à la mise en cause des victimes du « corbeau ». Après trois mois d’intérim à la DGSE, Lahoud est embauché par le groupe EADS. D’où une immédiate série d’interrogations sur ceux – et pas des moindres – qui ont fait appel à lui. Le nom de Jean-Louis Gergorin, vice-président d’EADS, excite aussitôt la curiosité des médias. Car qui était à ses côtés lorsque les insignes d’officier du mérite lui ont été remis au Quai d’Orsay ? Villepin. Une piste pour le corbeau ? Les journalistes ne sont pas seuls à s’interroger, puisque son avocat prend les devants : Gergorin n’est pas un intime de l’actuel Premier ministre ; il n’a aucune responsabilité dans l’envoi au juge des lettres qui ont déclenché l’affaire. Il finira d’ailleurs par se joindre à tous ceux qui ont porté plainte pour dénonciation calomnieuse.
Début du tome II. La traque du corbeau commence, surveillée et activée comme on l’imagine par Sarkozy. De retour à l’Intérieur en juin 2005, il ne peut se contenter de l’affirmation que le délateur a tout inventé. Depuis le début de l’affaire, il est possédé par la rage de démasquer les auteurs de ce montage, qui pue la vindicte politicienne. Il est persuadé que le complot a été ourdi dans les allées du pouvoir par ses rivaux à la présidentielle. Et si ce n’est par Villepin, du moins par ses services. Le Nouvel Observateur croit savoir que Sarkozy soupçonne la « cellule noire » de l’Élysée et qu’il aurait lancé au responsable du conseil de sécurité intérieure, l’ancien préfet de police Philippe Massoni, alors qu’il le croisait dans les couloirs du palais : « Il va y avoir du sang sur les murs, et il n’y aura pas besoin de chercher l’ADN pour apprendre que ce sera le tien. » Franz-Olivier Giesbert, lui, sait. Et l’affirme, en tout cas, dans son dernier livre, La Tragédie du président : si Sarkozy a préféré revenir à l’Intérieur plutôt qu’à Bercy, c’est afin de déjouer d’éventuelles conjurations.
Avec leurs réseaux de proches et de copains, les hommes politiques ont partout des oreilles qui traînent. Il serait étonnant que de bonnes âmes n’aient pas rapporté à Sarko l’exclamation sardonique de Villepin quand éclate le faux scandale. Villepin, selon Giesbert, saute de joie. Il prévient tout de suite Jean-Pierre Raffarin : « Ça y est, on le tient. » Il alerte aussitôt la bonne presse : « Sarkozy, c’est fini. Si les journaux font leur travail, il ne survivra pas à cette affaire-là. » En vain, Jacques Chirac s’efforcera-t-il pendant l’été 2005 de calmer son ministre et de le détourner de « cette histoire sans importance ». Piqué au vif, Sarko lui promet de « retrouver un jour le salopard qui a monté cette affaire, et il finira sur un crochet de boucher ». Ajoutons qu’à la même époque des journaux citent une « source gouvernementale » pour qui « cette histoire folle mêle probablement des services officiels et est susceptible de remonter très haut ».
À partir de janvier 2006, les investigations reprennent et s’emballent. Chargés d’instruire les plaintes en dénonciation, les juges parisiens Jean-Marie d’Huy et Henri Pons commencent par tenir à l’écart la Division nationale des investigations financières, estimée « déloyale », au profit de la Brigade de répression de la délinquance de la personne. Des perquisitions sont déclenchées dans les lieux les plus secrets de l’État : le secrétariat général de la Défense nationale, la DGSE. Elles s’étendent au ministère de la Défense. Le bureau de Michèle Alliot-Marie est « visité », certains de ses agendas sont saisis. Les juges s’empareront d’autres documents dans l’ancien bureau du général Rondot, puis à son domicile et jusque dans sa maison de campagne de la Nièvre. Les médias se demandent, sans obtenir de précisions, ce que vient faire dans l’histoire cet ancien patron de la DGSE, champion du contre-espionnage, à qui on doit l’arrestation du terroriste Carlos et devenu depuis l’un des conseillers d’Alliot-Marie. S’étonnera-t-on également que des enquêteurs espèrent trouver des pièces compromettantes chez ceux-là mêmes qui auraient eu tout le temps, et avaient tout intérêt, à les faire disparaître. C’est que nous entrons ici dans le domaine le mieux protégé de la raison d’État, couvert par l’inviolable secret défense, lequel s’impose à la justice et que seul le ministre de la Défense peut lever, après avis d’une commission consultative. Quelle que soit l’issue de la procédure, toujours longue et précautionneuse, Sarkozy devra attendre quelque temps encore les réponses aux questions qui lui tiennent à cur :
– Pourquoi Villepin, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, a-t-il commandé à la DGSE, sans le prévenir, une enquête sur son éventuelle implication ?
– Pourquoi, surtout, ne lui a-t-il pas communiqué les résultats qui le disculpaient ?
Parce que « rien de probant n’en est ressorti », lui avait expliqué son interlocuteur. Sans le convaincre. Villepin devait d’ailleurs confier, à la DST cette fois, une nouvelle enquête beaucoup plus approfondie avec recours aux écoutes téléphoniques et mission « d’essayer de voir ce qu’il y avait derrière cette affaire ». Le patron de la Sécurité du territoire, Pierre de Bousquet, a fini par l’admettre, puis s’est retranché derrière le secret défense pour garder bouche cousue. Il a fallu que le magistrat obtienne la déclassification d’une dizaine de notes sur les seize de la DST pour qu’on apprenne « qu’une manuvre de déstabilisation était possible » et que Jean-Louis Gergorin pourrait être le ou l’un des corbeaux.
Comme tout bon thriller, l’affaire Clearstream fait durer le suspens. Saura-t-on jamais la vérité ? Le meurtre à l’ordinateur ne laisse pas de douilles ni d’empreintes. Dans cette ambiance implacable de règlements de comptes jamais apurés, rien n’est prouvé, rien non plus n’est invraisemblable. Qu’on se rappelle, dans un tout autre registre, l’affaire Markovic, que Sarkozy pourrait méditer pour tromper son impatience. Les photos compromettantes de Mme Pompidou étaient bien truquées, mais l’origine véritable de la machination est restée mystérieuse. Elle ne touchait pas à la haute politique, c’est sa différence capitale avec le dossier Clearstream. Pour le reste, Georges Pompidou n’a jamais pardonné à de Gaulle sa troublante attitude. Non seulement le général s’est abstenu de tout signe de sympathie à l’égard de son ancien Premier ministre, qu’il venait de remplacer par Couve de Murville, et de son épouse. Mais il a demandé à son garde des Sceaux, Jean Foyer, d’examiner ce qu’il en était réellement de ces sordides rumeurs.
Le 15 juin 1969, Pompidou entrait à l’Élysée.

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