À l’origine était Kennedy

Contrairement à l’idée reçue, l’alliance privilégiée entre les deux pays ne s’est pas nouée sous la présidence de Lyndon Johnson.

Publié le 25 avril 2006 Lecture : 12 minutes.

L’historien et journaliste israélien Amos Elon, dont deux ouvrages ont été traduits en français (Le Premier des Rothschild et Jérusalem), a été le correspondant à Washington du quotidien Haaretz pendant la plus grande partie des présidences Eisenhower et Kennedy (1953-1963). Il fait dans la New York Review of Books une longue recension de deux ouvrages récents qui retracent l’histoire des premiers temps des relations israélo-américaines : Support Any Friend : Kennedy’s Middle East and the Making of the US-Israel Alliance, de Warren Bass, Oxford University Press, 336 pages ; et Israel and the Bomb, de Avner Cohen, Columbia University Press, 470 pages. Voici l’essentiel de son analyse.

« On croit souvent que l’alliance entre les États-Unis et Israël, qui n’a jamais été plus étroite que sous l’actuelle administration Bush, s’est nouée sous le président Lyndon Johnson, dans la foulée de la guerre des Six-Jours, en 1967. Johnson fut ravi de la rapide victoire remportée par Israël sur deux clients de l’Union soviétique, la Syrie et l’Égypte, et il accorda à l’État hébreu un soutien politique, économique et militaire sans précédent. La fermeture du canal de Suez, qui obligeait l’aide soviétique au Nord-Vietnam à faire le tour de l’Afrique, était un autre bon point aux yeux de Johnson. Officiellement, ce dernier condamna l’annexion de Jérusalem par Israël et ses autres violations du droit international. Mais les protestations américaines étaient de pure forme et elles cessèrent rapidement. Les États-Unis furent vite le premier fournisseur des armes les plus sophistiquées à Israël. Les généraux israéliens annoncèrent un siècle entier de paix. Je me souviens avoir entendu le ministre israélien des Affaires étrangères Abba Eban raconter à Jérusalem, en 1971, que Johnson lui avait promis de livrer à Israël les chasseurs, les missiles air-air et les tanks les plus modernes auxquels n’avaient droit par ailleurs que les membres de l’Otan.
« En réalité, cependant, s’appuyant sur des archives et des documents américains et israéliens récemment déclassifiés, Warren Bass et Avner Cohen démontrent que ce n’est pas Johnson qui fut le premier à violer l’embargo décidé par le président Harry Truman en 1948 et à livrer des armes de première importance à Israël, mais, avant lui, John Fitzgerald Kennedy. Et aussi que JFK laissa Israël accéder au rang de puissance nucléaire, bien que la prolifération nucléaire ait été l’une de ses principales préoccupations. L’administration Kennedy, nous le savons aujourd’hui, écrit Bass, a été le moment fondateur des relations américano-israéliennes.
« On a oublié, aujourd’hui, le peu de chaleur qui marquait les relations israélo-américaines avant Kennedy. Israël représentait un risque pour les compagnies pétrolières et soulevait la méfiance des arabistes du département d’État. La CIA était moins réservée, car elle profitait des sources de renseignement israéliennes en Europe de l’Est et en URSS. Les agents du Mossad, par exemple, furent les premiers à se procurer, au-delà du Rideau de fer, le texte intégral du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Mais le président Dwight Eisenhower et le secrétaire d’État John Foster Dulles prirent très mal la collusion d’Israël avec la Grande-Bretagne et la France lors de l’expédition de Suez en 1956. Au moment où l’URSS armait généreusement l’Égypte, la Syrie et l’Irak, l’administration Eisenhower maintint l’embargo de Truman. Bien qu’Israël fût à peu près le seul pays membre de l’ONU que ses voisins menaçaient ouvertement de faire disparaître, les États-Unis s’opposèrent à son admission à l’Otan et refusèrent de lui accorder leur protection. Nous savons qu’Israël est un pays ami, mais nous ne voulons pas qu’il soit notre seul ami dans la région, me disait, en 1960, Christian Herter, le secrétaire d’État d’Eisenhower. Il en serait tout autrement avec Kennedy.
« À son arrivée au pouvoir, John Kennedy était décidé à repartir de zéro avec l’Égypte de Gamal Abdel Nasser. L’Égypte, la Syrie et l’Irak faisaient alors figure de satellites de l’URSS, et les monarchies arabes se sentaient menacées. Kennedy espérait, après les huit années de sommeil engourdi sous Eisenhower, renouer de bonnes relations avec tout le monde. Il écrivit personnellement à chacun des dirigeants arabes. Leurs réponses furent si cassantes que Kennedy envoya une note à son conseiller à la sécurité McGeorge Bundy pour lui demander qui avait eu l’idée de [lui] faire envoyer ces lettres. La réponse la plus désagréable fut celle du roi d’Arabie saoudite, Ibn Saoud : selon le secrétaire d’État Dean Rusk, elle était proprement insultante.
« Il y avait dans tout cela un mélange d’irréalisme et de naïveté qui rappelait les idées un peu courtes de Franklin Delano Roosevelt. Lors d’un entretien avec le dirigeant sioniste Chaïm Weizmann, en 1940, il lui demanda : Et les Arabes ? Ne pourrait-on régler cela avec un petit bakchich ? Et en 1943, après la conférence de Téhéran, il était persuadé qu’une conversation amicale avec le roi Ibn Saoud, à bord d’un croiseur dans la mer Rouge, suffirait à résoudre le problème des Juifs. Bakchich ou non, dans les presque trois années de l’administration Kennedy, l’aide américaine versée à l’Égypte s’éleva à 500 millions de dollars, soit le double de ce qu’elle avait totalisé au cours des treize années des présidences Truman et Eisenhower. En pure perte pour Washington, car Nasser était trop absorbé par ses querelles avec les monarchies arabes et son grand dessein panarabe.
« Kennedy, cependant, fut le premier président américain qui comprit que les Palestiniens étaient un des éléments clés, sinon la cause première, du conflit israélo-arabe. Mais jamais il ne les considéra comme un peuple ayant des aspirations nationales. Ils étaient à ses yeux, comme pour les dirigeants israéliens, des réfugiés. Ce n’était pas la première fois, ni la dernière, qu’un président américain sous-estimait le drame que représentait pour les Palestiniens leur déracinement, ou la détermination d’Israël de s’accrocher au territoire qu’il avait occupé. Sur le problème palestinien, Kennedy n’était pas plus lucide que les Israéliens. Il fit savoir au Premier ministre David Ben Gourion qu’il était décidé à régler le problème des réfugiés. Mais il ne s’y attaqua qu’avec une grande légèreté. Bass évoque ainsi une séance de travail à la Maison Blanche où l’on jugea inutile d’examiner des points aussi importants que le nombre de ces réfugiés – à savoir combien de Palestiniens seraient rapatriés en Israël et combien seraient regroupés dans les pays arabes. Le conseiller chargé du dossier expliqua qu’un Palestinien sur dix, seulement, demanderait à retourner en Israël et que les Israéliens seraient d’accord. Commentaire de Kennedy : Qu’est-ce qu’ils ont dans la tête ? C’est comme un Noir qui voudrait retourner au Mississippi ! La première rencontre de Kennedy avec Ben Gourion fut marquée de la même inconscience. J’ai été élu par les Juifs de New York, déclara Kennedy. Il faut que je fasse quelque chose pour eux. Je ferai aussi quelque chose pour vous. Ben Gourion n’apprécia guère d’être traité comme un politicien de Brooklyn et répondit sèchement : Faites ce qui est bon pour le monde libre.
Bass démontre, cependant, que les Américains ne firent des avances à Israël qu’après l’échec de la cour assidue qu’ils avaient faite à Nasser. À la grande déception de ses partisans du département d’État, le raïs s’était lancé dans une guerre catastrophique au Yémen, qu’il appela bientôt son Vietnam. Il y eut un moment où ses troupes utilisèrent des gaz asphyxiants et menacèrent même l’Arabie saoudite voisine. L’échec de la République arabe unie avec la Syrie, fondée en 1958, le poussa à d’autres extrémités. Des agents égyptiens tentèrent de tuer le roi Hussein de Jordanie. Les traditionalistes arabes, avec à leur tête l’Arabie saoudite, et le lobby américain du pétrole firent complètement échouer la tentative de rapprochement de Kennedy avec Nasser.
C’est à ce moment-là que se situe le virage et que les rapports plutôt distants des États-Unis avec Israël prirent la forme de l’étroite alliance qui existe encore aujourd’hui. Les relations avec l’Égypte s’envenimèrent davantage, fin 1962, lorsque Nikita Khrouchtchev tenta d’installer des missiles nucléaires à Cuba. La presse égyptienne prit le parti de Cuba. Kennedy fit une croix sur les réfugiés palestiniens. Jusqu’alors, la livraison de missiles Hawk devait avoir pour contrepartie des concessions israéliennes sur le rapatriement ou l’indemnisation des Palestiniens. Le 27 décembre 1962, Golda Meir, ministre israélienne des Affaires étrangères, fut reçue par Kennedy à Palm Beach. Il lui fit part de sa décision. L’Amérique, lui dit-il, a des liens spéciaux avec Israël au Proche-Orient qui ne sont véritablement comparables qu’à ceux qu’elle a avec la Grande-Bretagne sur toute une série de problèmes mondiaux. À la grande satisfaction de Golda Meir, il ajouta : Je pense qu’il va de soi qu’en cas d’invasion les États-Unis se porteraient au secours d’Israël.
« En allant au-delà des limites de ce que le département d’État avait jugé envisageable avec Israël et en arrivant aux limites de ce qui était faisable avec l’Égypte, Kennedy, écrit Bass, avait fixé les paramètres de la politique américaine au Proche-Orient pour des décennies. Aucun président américain n’avait jusqu’alors tenu de tels propos. La rencontre avec Golda Meir eut lieu plus d’un an après la découverte par les Américains de la présence secrète d’un réacteur nucléaire de construction française près de Dimona, dans le sud d’Israël, qui avait donné à penser à Washington qu’Israël travaillait à la mise au point d’une bombe atomique. Mais, selon Avner Cohen, lors de sa conversation avec Golda Meir, Kennedy ne fit qu’une brève mention de l’opposition américaine à la prolifération nucléaire. Mme Meir, précise Cohen, affirma au président qu’il n’y aurait aucune difficulté entre les deux pays à cause du réacteur nucléaire israélien.
« C’est pourtant sur ce sujet délicat qu’il y aurait entre eux la plus sérieuse tension de toute cette période. Kennedy avait toutes les raisons de penser que les Israéliens avaient l’intention de fabriquer des armes nucléaires. Mais, rétrospectivement, estime Warren Bass, il semble que les négociations sur le réacteur secret, qui durèrent des années, n’ont fait que cimenter l’alliance israélo-américaine. Le livre d’Avner Cohen, appuyé sur des documents inédits, est le premier qui retrace en détail l’histoire du projet nucléaire israélien. Le raisonnement des dirigeants israéliens, selon Ben Gourion lui-même, cité par Cohen, était que pour être sûr que le peuple juif ne sera pas victime d’un autre Holocauste, Israël doit avoir la possibilité de menacer l’ennemi éventuel de l’anéantissement. Une traduction en hébreu de l’ouvrage a été publiée en Israël en 2000. S’il avait d’abord été proposé à un éditeur israélien, je doute que la censure militaire l’aurait laissé passer. Lorsqu’il est venu en Israël après la sortie de son livre aux États-Unis, Cohen a été interrogé pendant cinquante heures par des agents de sécurité israéliens. Ils n’ont pris aucune mesure contre lui, m’a-t-il raconté, mais ils lui ont conseillé de mettre fin à ses investigations dans le domaine nucléaire. Le manuscrit de son dernier livre, Israel’s Last Taboo, écrit directement en hébreu, dans lequel il critique le refus des Israéliens d’aborder franchement le sujet, a été soumis à la censure militaire, et il est bloqué depuis plusieurs mois. Dimona reste un sujet tabou qu’on ne pouvait pas évoquer directement jusqu’à une date récente.
« Le livre de Cohen a inspiré d’autres ouvrages, tels que, tout récemment, The Nation and Death, de Idith Zertal. Elle montre comment le souvenir de l’Holocauste fut utilisé en Israël non seulement pour assimiler les Palestiniens aux nazis et justifier l’occupation de la Cisjordanie et l’installation de colonies, mais aussi pour démontrer la nécessité de disposer d’armes nucléaires. Après la guerre des Six-Jours, écrit-elle, les problèmes de sécurité d’Israël furent abordés et conceptualisés non pas sur la base du véritable équilibre de puissance entre les armées du Proche-Orient, mais dans le contexte de l’Holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale.
« On peut s’étonner qu’il ait fallu autant de temps aux Américains pour admettre l’existence du réacteur de Dimona. Elle était connue de nombreuses personnalités israéliennes comme des habitants des villes voisines, notamment Beersheba, dès la fin des années 1950. Des ingénieurs français ne se cachaient pas d’y avoir travaillé. Et des donateurs américains d’avoir apporté leur contribution. Sous Eisenhower, c’est seulement en 1960 que l’ambassadeur américain à Tel-Aviv, Ogden Reid, posa officiellement la question au gouvernement israélien. Washington se satisfit de la réponse : c’était une usine textile. Le secrétaire d’État de l’administration suivante, Dean Rusk, n’était pas du tout persuadé que le réacteur de Dimona était seulement destiné à des usages pacifiques. Kennedy était de cet avis. En mars 1961, il confia à James Reston, du New York Times, qu’il avait donné à un émissaire de Ben Gourion trente jours pour autoriser une inspection approfondie des installations nucléaires. Ben Gourion n’avait pas répondu. Reston ne publia pas l’information, mais il me la donna. J’en fis état, à mots couverts, dans un article pour Haaretz, mais il fut bloqué par la censure militaire. Mon rédacteur en chef me recommanda de m’intéresser à d’autres sujets. En avril, Ben Gourion n’était toujours pas d’accord pour une inspection, mais il autorisa deux physiciens nucléaires américains à visiter le site, le jour du sabbat, en l’absence de la plus grande partie du personnel. Selon Cohen, les Israéliens s’arrangèrent pour que les visiteurs ne détectent rien de suspect.
« Peu après, Kennedy rencontra Ben Gourion à New York. Il accepta de livrer à Israël des missiles sol-air. Le réacteur de Dimona ne fut évoqué qu’en passant. J’ai vu Ben Gourion à sa sortie de la suite de Kennedy à l’hôtel Waldorf. Il avait l’air visiblement soulagé. Les documents consultés par Cohen indiquent que le président américain était très sceptique au sujet des assurances données par Israël. Mais, sur la foi du rapport des deux physiciens américains, il se contenta de demander à Ben Gourion que des experts de pays neutres participent aux prochaines inspections et que leurs conclusions soient communiquées à Nasser.
« Ben Gourion fut d’accord sur le principe, mais on en resta là. Les premiers missiles Hawk furent installés à Dimona. Kennedy continua à réclamer une double inspection annuelle. Israël continua de refuser. On n’a pas encore accès à toutes les archives, mais il semble bien que Kennedy perdait patience. Le ton de ses lettres à Ben Gourion devenait de plus en plus menaçant. Depuis qu’Eisenhower, en 1957, avait contraint Ben Gourion à évacuer la péninsule du Sinaï, jamais un président américain ne s’était adressé en des termes aussi vifs à un dirigeant israélien. Dans sa dernière lettre, rédigée en mai 1963, Kennedy écrivait : L’engagement [pris par ce gouvernement] et le soutien [qu’il apporte à Israël] seraient sérieusement remis en question s’il apparaissait que ce gouvernement a été dans l’impossibilité d’obtenir des informations fiables sur un sujet aussi vital pour la paix que la question de l’effort d’Israël dans le domaine nucléaire.
« Cette lettre entraîna la démission de Ben Gourion. Il fut remplacé par Levi Eshkol, qui s’arrangea pour qu’il n’y ait qu’une seule visite par an à Dimona, et de pure forme. Bientôt, les visites s’espacèrent, puis furent supprimées. Lyndon Johnson, que la prolifération nucléaire inquiétait moins que Kennedy, et ses successeurs firent un marché avec Israël : l’État hébreu annoncerait qu’il ne serait pas le premier à utiliser des armes nucléaires au Proche-Orient ; en échange, les États-Unis leur fourniraient en abondance un armement conventionnel qui lui permettrait de se défendre sans avoir recours aux armes nucléaires. C’est ce qu’on a appelé en Israël la politique de l’ambiguïté, ou de l’opacité. Selon Cohen, l’opacité est une situation où un gouvernement n’annonce jamais officiellement qu’il dispose d’armes nucléaires, mais où les indications selon lesquelles il en possède effectivement sont assez convaincantes pour donner à réfléchir à un ennemi potentiel.
« Israël a la bombe depuis 1967. L’opacité continue. L’État hébreu n’a pas signé le traité de non-prolifération nucléaire. L’opacité n’a pas empêché la guerre des Six-Jours, ni l’attaque surprise des Arabes en 1973. Pas plus que les deux Intifada, ni la vague d’attentats-suicides. Elle n’a pas empêché non plus un ancien technicien de Dimona un peu trop bavard, du nom de Mordechai Vanunu, de faire dix-huit ans de prison, dont onze en isolement.

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