Double faute américaine

Après avoir surestimé la menace représentée par Saddam, les États-Unis ont sous-estimé la résistance à l’occupation. Et fait la preuve de leur incapacité à s’adapter aux exigences d’un conflit non classique.

Publié le 25 avril 2006 Lecture : 6 minutes.

Pour une grande partie de l’opinion mondiale, le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld est devenu le symbole de tout ce qu’il y a de pire en Irak. Déjà détesté dans le monde arabo-musulman, il est l’objet d’une hostilité considérable aux États-Unis et dans les autres pays occidentaux non seulement dans les milieux de gauche, opposés à la guerre, mais aussi auprès des spécialistes des questions militaires.
Alors que l’occupation de l’Irak, avec seulement trois divisions, a été largement considérée, au départ, comme une remarquable confirmation de la supériorité absolue de l’Amérique dans la guerre conventionnelle, la gestion de l’insurrection de l’après-guerre est maintenant reconnue comme un désastre et démontre l’incapacité de l’Amérique à s’adapter aux exigences d’un conflit non classique, « asymétrique ». En rupture brutale avec les usages, une demi-douzaine de généraux américains en retraite ont ouvertement réclamé le départ de Rumsfeld. Parmi eux, des personnalités en vue, telles que l’ex-commandant en chef de l’Otan Wesley Clark et l’ancien commandant en chef du Centcom Anthony Zinni. Rumsfeld a été traité d’« incompétent », et sa manière de diriger d’« arrogante ». L’Amérique continuant de s’enfoncer dans le bourbier irakien, on s’attend que d’autres officiers supérieurs en retraite se joignent au chorus. Des sondages donnent à penser que les deux tiers des Américains sont désormais opposés à la guerre.
La mort de 2 360 soldats américains, et peut-être dix fois plus de blessés atteints dans leur corps ou dans leur tête, apparaissent de plus en plus comme un sacrifice aussi vain qu’inutile. Les erreurs de Rumsfeld ont été clairement dénoncées dans les médias. La plus souvent citée est son refus d’engager suffisamment de troupes dans le conflit. Lorsque le général Eric Shinseki, chef d’état-major de l’armée de terre, a déclaré au Congrès, en février 2003, qu’il faudrait « plusieurs centaines de milliers » de soldats pour pacifier l’Irak, Rumsfeld et les autres responsables civils du Pentagone se sont moqués de lui. Le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz a affirmé que les estimations de Shinseki étaient « complètement à côté de la plaque ».
On reproche également à Rumsfeld d’avoir insisté pour que ce soit le Pentagone et non le département d’État qui ait en charge l’administration de l’Irak d’après-guerre. La conséquence a été des erreurs fatales : dissolution de l’armée irakienne, apparemment sans consulter le comité des chefs d’état-major, sous-estimation de la résistance irakienne, dans laquelle on n’a voulu voir qu’un petit groupe de terroristes brûlant leurs dernières cartouches. Sans oublier les calamiteuses décisions prises au plus haut niveau qui ont entraîné les sévices perpétrés à Abou Ghraib et ailleurs, et interdit à l’Amérique toute prétention à se présenter comme une puissance amicale porteuse de valeurs humaines ou généreuses. En toute justice, il faut dire, cependant, que l’accusation selon laquelle la guerre était un acte d’agression caractérisée en violation flagrante de la Charte de l’ONU doit être portée non pas contre Rumsfeld et ses collègues du Pentagone, mais contre le président Bush et son allié britannique, le Premier ministre Tony Blair. Au final, la responsabilité incombe aux dirigeants politiques.
Du point de vue strictement militaire, Rumsfeld s’était donné une mission. En tant que secrétaire à la Défense, il était le champion de ce qu’il se plaisait à appeler la « transformation » des forces armées américaines. Son idée était qu’avec la fin de la guerre froide en 1989, les États-Unis ne risquaient plus guère d’avoir à mener une guerre majeure contre un ennemi d’une puissance comparable à la leur, comme l’ex-URSS. Il estimait qu’au lieu des lourdes divisions du passé, avec leur pesante logistique, les États-Unis devaient s’appuyer sur des forces plus légères. Disposant d’une supériorité aérienne écrasante, ils pouvaient vaincre facilement un pays du Tiers Monde comme l’Irak, ou n’importe quel « État voyou » qui oserait défier leur hégémonie. La leçon de la guerre du Golfe de 1991 semble avoir convaincu Rumsfeld qu’une petite force serait suffisante pour battre Saddam Hussein en 2003. Il avait raison sur la première phase de la campagne, mais terriblement tort sur la suite, à partir du moment où les troupes américaines se trouveraient confrontées à la résistance meurtrière d’une population hostile.
Les dilemmes auxquels doit faire face l’armée américaine dans cette ère nouvelle de guerre non classique sont analysés par le professeur Lawrence Freedman dans son dernier livre, The Transformation of Strategic Affairs, publié par l’Institut international des études stratégiques de Londres. Il écrit : « Washington a surestimé la menace représentée par l’Irak d’avant-guerre et sous-estimé les problèmes de l’Irak d’après-guerre. » Sa critique est double. D’abord, la « transformation » par Rumsfeld des forces armées américaines n’est pas allée assez loin. Le colossal budget militaire américain – 500 milliards de dollars, la moitié des dépenses militaires mondiales – accorde encore la priorité aux systèmes « grand format » que représentent l’aviation, les navires de guerre et les véhicules blindés qui ne seraient nécessaires que dans le cas d’une guerre majeure contre un ennemi de beaucoup plus grandes dimensions qu’il n’en existe actuellement. Où que l’on porte son regard dans le monde, on n’en voit pas qui soit à la hauteur de l’Amérique. Selon la formule de Freedman, les États-Unis « se sont préparés à un match qui ne peut se jouer que dans une ligue où ils sont le seul compétiteur ».
La seconde démonstration de Freedman découle de la première. Dans l’impossibilité de se mesurer à la puissance militaire américaine, ses ennemis ont cherché des stratégies de rechange qui s’appuient sur leurs propres forces et sur les faiblesses de l’Amérique. Freedman estime que les États-Unis n’ont pas suffisamment réfléchi aux défis complexes et imprévisibles que posent les acteurs qui ne sont pas des États, tels qu’al-Qaïda et les autres réseaux terroristes.
Certains progrès ont été réalisés depuis les attentats du 11 septembre 2001 : on a développé les Forces spéciales, travaillé sur les Véhicules aériens de reconnaissance sans pilote (UAV) et les situations de combat, multiplié les opérations psychologiques, mais on est toujours mal préparé pour les guerres « asymétriques » de l’avenir. Les chefs militaires américains, semble penser Freedman, répugnent tellement à s’engager dans de petites guerres qu’ils ne s’y préparent pas. « Tout au long des années 1990, écrit-il, ils se sont méfiés des guerres irrégulières et se sont refusés à procéder à des changements importants de doctrine et de formation pour s’y adapter, estimant que des forces préparées à une guerre conventionnelle de grande ampleur seraient capables d’accomplir d’autres tâches, jugées moins difficiles. » L’armée américaine a été formée à tirer, mais pas à faire face à des foules, à distribuer de la nourriture ou à garder le contact avec des dirigeants locaux. En fait, elle n’a pas appris à traiter avec respect la population du pays où elle intervenait. Les Américains semblent avoir été surpris que des arrestations arbitraires, le recours à la force brute et à des comportements violents provoquent des réactions de rejet et d’hostilité.
Il est maintenant largement admis que la « bataille des curs et des esprits » est d’une grande importance dans une campagne de contre-insurrection, de même qu’il est indispensable de tenir compte de l’opinion publique musulmane et d’éviter des scandales tels que les images des prisonniers d’Abou Ghraib victimes de sévices. Mais la question à laquelle les États-Unis (et leur allié israélien) n’ont toujours pas trouvé de réponse valable est de savoir pourquoi des hommes et des femmes, par ailleurs rationnels, sont prêts à sacrifier leur vie pour s’opposer à eux. Les attentats-suicides, que ce soit en Irak ou en Israël, sont une stratégie, pas une idéologie. Ils sont un instrument utilisé par les faibles contre les forts. Ils continueront certainement jusqu’à ce que les conflits soient réglés sur une base de justice – et il n’y en a pas qui soulève autant de passion que celui qui oppose Israël aux Palestiniens qui luttent contre l’occupation de leur territoire. En Irak, les insurgés sont étroitement mélangés à la société civile, et il est peu probable que la guerre se termine par une bataille décisive. À moins – ce que n’exclut pas Freedman – qu’elle n’use la volonté politique de l’Amérique, comme il est arrivé au Vietnam, au Liban et en Somalie. Est-il déraisonnable de la part des insurgés de penser qu’ils pourraient de nouveau « décourager » l’Amérique ?

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