Où va le Maroc ?

À l’image de la métamorphose physique du royaume à coups de projets d’infrastructures plus ambitieux les uns que les autres, cʼest toute une société qui est entrée dans une phase de profonde mutation.

Publié le 25 mars 2008 Lecture : 8 minutes.

On me dit que le point d’interrogation n’existe pas en arabe. Je mesure donc la chance qui m’est donnée d’écrire sur le Maroc dans un magazine francophone ! Celui qui prétendrait mettre le grappin sur ce pays sans avoir préalablement accroché un hameçon inversé au bout de ses phrases ne saurait en effet ramener grand-chose de sa pêche. Avec ou sans point d’interrogation, les Marocains ne sont pas les derniers à se défier de leurs propres affirmations et à remettre en question non seulement les projets d’avenir mirifiques que les gouvernants d’ici et d’ailleurs ont coutume d’offrir à leurs populations, mais encore les vrais changements et les transformations, bien concrètes celles-là, qui sautent au visage du visiteur. Bref, au royaume chérifien, s’il est une seule chose certaine, c’est bien qu’on n’y est jamais sûr de rien !
Les « spécialistes » y perdent leur marocain : combien de fois ne nous ont-ils pas rebattu les oreilles avec des théories selon lesquelles ce pays serait « par nature comme par tradition » fermé aux influences extérieures, et, s’il était bordé par la mer sur des milliers de kilomètres, il « ne lui en tournait pas moins le dos » ? Certes. Je les inviterai donc à parcourir le chantier de Tanger-Med et les quelque 1 000 hectares de sa zone franche, à une quarantaine de kilomètres de la Perle du détroit. Il y a trois ans, lors de mon précédent séjour, on entendait encore crier les mouettes qui franchissaient d’un coup d’ailes les 14 kilomètres de l’étroite bande de mer théâtre tragique des naufrages et des noyades de clandestins entassés par les passeurs dans des pateras hors d’âge séparant la côte d’Afrique de celle de l’Europe. Aujourd’hui, le grondement des semi-remorques le dispute à celui des vagues qui se brisent sur les nouvelles jetées de béton. Jour et nuit, les travaux de construction de la plateforme logistique destinée à éclipser sa voisine espagnole d’Algésiras se poursuivent en ce carrefour des cinq continents, désormais classé parmi les réalisations pharaoniques de la planète, sur la deuxième voie maritime la plus fréquentée au monde. À l’instar du paysage environnant le barrage chinois des Trois-Gorges, la chaîne du Rif est rabotée, aplanie, trouée de tunnels, ourlée d’ouvrages d’art supportant voies ferrées et autoroutes, tandis que, sur le rivage, les énormes mâchoires des grues s’emparent déjà de la cargaison des premiers porte-conteneurs.
À Rabat, autre mer, autre topo, même démesure et même tempo, à l’embouchure de l’oued du Bouregreg : il n’y a pas trois ans que les R’batis découvraient, sur les affiches et les publicités des journaux, la métropole portuaire de cette Arabie tracée à main levée que leur souverain avait décidé de confier aux grandes compagnies des émirats sur les rives historiques de sa capitale. Là aussi, pour se plier à la volonté royale, les travaux ont démarré à toute vitesse dans le périmètre (la « séquence 1 », selon les brochures publiées par l’Agence) le plus proche de la côte atlantique, donc le plus apte à recevoir les marinas, les ports de plaisance, les promenades arborées, les cités nautiques, les hôtels « les pieds dans le sable » et autres résidences immobilières maritimes figurant sur le schéma directeur.

RABAT-SALÉ, LA RENAISSANCE

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Puisqu’il s’agissait non de réaliser une simple opération immobilière, aussi démesurée fût-elle, mais de redessiner ce coeur battant du royaume où Rabat et Salé s’affrontent et se mêlent tout à la fois depuis des siècles, les terrains sacrés des Habous ont été distribués par centaines d’hectares aux promoteurs. À charge pour ceux-ci de réaliser, en contrepartie des investissements juteux qu’on leur autorise dans ce site d’exception, les travaux d’infrastructures nécessaires, compte tenu de la décrépitude, hélas, bien avancée du lieu et de sa renaissance espérée dans le contexte économique et social du IIIe millénaire. Ainsi a-ton commencé à draguer l’estuaire (en faisant fuir le poisson, se plaignent les pêcheurs) et à forer, à deux pas de l’immense cimetière marin, la bouche sombre du tunnel qui avalera le trafic automobile, libérant ainsi au profit des promeneurs la vaste esplanade dominée par la kasbah des Oudayas. On repère déjà, loin dans la ville, le tracé du futur tramway, on attend le nouveau pont qui doublera celui, surchargé, donnant accès à Salé, ou bien encore on contemple en silence le spectacle des armées d’engins qui rasent les constructions « spontanées » autour des antiques médinas, transformant les anciennes franges habitées de la ville en une immense piste d’atterrissage bitumée pour ovnis.
Et l’on s’interroge sur ce qu’on découvrira un jour derrière les kilomètres de hautes palissades métalliques, tantôt aveugles, gris fer, façon mur israélo-palestinien, tantôt peintes à l’image du soap opera du bonheur, version Sama Dubai le bras immobilier de Dubai Holding , avec enfants rieurs, femmes épanouies et pères d’origine indéfinissable pour ne décourager aucune clientèle
Malgré quelques démentis et autres communiqués lénifiants distillés par la presse, des rumeurs insistantes se propagent : les partenaires émiratis ne se seraient-ils pas rendu compte sur le tard qu’ils avaient surestimé la demande du marché local et ne seraient-ils pas en train de tourner les talons? Rabat est-il vraiment le bon « spot » pour tous ces business centers à naître et ces milliers de chambres d’hôtel de luxe prévues à proximité d’une marina désespérément vide, sur une côte dangereuse qui n’a jamais tenté les plaisanciers? Le prix des terrains habous offerts aux promoteurs n’a-t-il pas été surévalué? La spéculation n’est-elle pas en train de casser la cohérence d’une opération qui exigeait une rigoureuse coordination de toutes ses tranches, en favorisant le volet immobilier incarné par les pavillons de vente néomauresques bâtis face au village des Potiers au détriment des équipements collectifs ?

LA CÔTE ATLANTIQUE AUSSI

Qu’à cela ne tienne: ceux qui veulent voir « du chantier » au Maroc, et du lourd, n’ont que l’embarras du choix. Aux quatre coins du royaume, les bétonneuses s’emballent. La nouvelle autoroute au départ de Tanger, puis la rocade longeant la Méditerranée à l’est de Tétouan sèment sur leur parcours, avant même leur mise en service définitive, centres commerciaux, golfs et résidences. La côte atlantique, longtemps épargnée, se transforme en une gigantesque corniche, de Temara, Skhirat et Bouznikha au nord, à la station balnéaire d’Agadir, au sud. Cette dernière, qui représentait hier « l’exception touristique » dans un Maroc alors moins prodigue de ses charmes, semble dorénavant vouée à une extension sans limites, jusqu’à attirer dans sa zone de chalandise et son « modèle » de développement la cité d’Essaouira qu’on croyait à jamais protégée par les alizés et l’épaisseur de ses murailles. « Deux cent cinquante hôtels », annonce le conseiller du roi André Azoulay, originaire de cette région, comme un communiqué de victoire, en voulant croire que la multiplication des festivals culturels organisés dans l’ancienne Mogador la mettra à l’abri d’une éruption immobilière et touristique du type de celle qui a laissé pantelante Marrakech, sa voisine, abandonnée avec riads et palmiers aux assauts des conquérants de toutes moeurs et de tout poil.
Bref, en moins de temps qu’il n’en a fallu au petit princeMoulay Hassan pour apprendre à lire, le Maroc est devenu quasi méconnaissable, tant dans ses infrastructures qu’il s’agisse du TGV vendu par Sarkozy lors de son dernier passage, des autoroutes, des pylônes téléphoniques qui hérissent les moindres collines, des aérogares qui semultiplient, des pistes qui s’allongent que dans son paysage urbain, de plus en plus pollué et paralysé par la hausse exponentielle du parc automobile (100000 voitures neuves vendues en 2007). Mais quelle est, pour autant, la portée économique et sociale de ces transformations, aussi spectaculaires qu’elles paraissent ?
De même que le nouveau pont lancé entre Rabat et Salé ne suffira certainement pas à combler le fossé de rivalités et de méfiance séparant ces deux cités, le boom de l’immobilier n’est pas à lui seul de nature à rassurer des Marocains majoritairement moins « catastrophistes » que par le passé, mais tout aussi inquiets. Outre le manque de transparence de certains projets on l’a vu à Rabat comme à Tanger, où l’on pourrait aussi s’interroger sur le nombre des nouveaux propriétaires ou le pourcentage des constructions restées toujours inoccupées , d’aucuns reprochent à la nouvelle économie marocaine de laisser s’engouffrer les investissements extérieurs dans des secteurs purement spéculatifs (l’immobilier ou les télécoms) plutôt que de les orienter vers des créations de richesse assurant une prospérité durable au patrimoine national. Avec son eau et son électricité concédées à des sociétés étrangères et la vente systématique de ses terrains constructibles, que restera-t-il à ce dernier ?

LUTTE ANTITERRORISTE

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En outre, qui dit « rentabilité élevée » évoque généralement un risque de même niveau. Le système de crédit marocain qui est évidemment pour beaucoup dans cette flambée de toutes les consommations et de toutes les marques a sans doute franchi sans encombre la crise des subprimes déclenchée dans les banques de son nouveau mentor états-unien. Mais on n’en tremble pas moins ici devant les conséquences d’un éventuel retournement de tendance. Un simple caillou sur la chaussée risque de mettre à mal les véhicules encore fragiles qui y déboulent à tombeau ouvert : ni la Bourse de Casablanca ni les carnets de commandes des promoteurs ne supporteraient par exemple un niveau d’activité terroriste pourtant « normal », eu égard à la conjoncture internationale ! C’est la raison pour laquelle, l’épouvantail islamiste du PJD ayant été politiquement et publiquement mis en pièces lors des dernières élections législatives, les sécuritaires civils et militaires marocains passent aujourd’hui à l’offensive contre les menaces hélas bien réelles des Al-Qaïda en tout genre. La preuve en est l’irruption dans le champ politicomédiatique du MTD, le Mouvement de tous les démocrates de Fouad El Himma, avec vocation de renouer, version turbo, les courroies de transmission du Palais. En témoignent également les développements de l’affaire Belliraj, dont le pouvoir semble avoir fait une sorte d’exercice à balles réelles pour tester ses méthodes dans le domaine de l’antiterrorisme global.

« LIGNES ROUGES »

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Quant à ceux qui tentent demanifester, généralement dans des petites villes de l’intérieur, contre la hausse des prix des produits de première nécessité l’huile, le lait, le beurre et la farine, sans parler des hydrocarbures et le niveau de leur pouvoir d’achat, ils sont rapidement contraints de constater que les autorités ont décidé d’observer à leur égard une stricte « tolérance zéro ». En effet, les touristes tant convoités ayant pour la plupart déjà apporté la preuve que la pauvreté ne leur faisait pas peur, à condition qu’elle ne s’accompagne pas d’émeutes, tous les moyens sont bons pour rétablir sans délai la paix sociale.
Ni l’ouverture des frontières du royaume, ni le libre-échange n’ont le moins du monde effacé les traditionnelles « lignes rouges », dont chacun sait, ici, ce qu’il coûte de les franchir, y compris lorsqu’elles sont tirées sur les écrans de l’hypermodernité.

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