Le pari risqué des banques marocaines

En concurrence sur un marché très dynamique, les trois grands groupes du pays affichent des résultats records en 2007. Mais à terme, la machine pourrait s’emballer.

Publié le 25 mars 2008 Lecture : 7 minutes.

Attijariwafa Bank a pris une longueur d’avance. En rendant publics ses résultats 2007 dès le 18 mars, son président-directeur général, Mohamed El Kettani, a été le plus prompt à attirer la couverture médiatique sur son établissement. Le patron de la première banque marocaine, filiale du tout-puissant ONA, qui représente les intérêts royaux, a livré une série de bonnes nouvelles et tenté de rassurer ceux qui considèrent que le dynamisme de son groupe est porteur de risques. Le total de bilan consolidé s’est établi à 211,9 milliards de DH (29 milliards de dollars) contre 182,6 milliards en 2006, soit une hausse de 16,1 %, et le bénéfice atteint 2,5 milliards de DH (+ 8,2 %). Les dépôts ont progressé de 12,8 %, à 136,4 milliards de DH.
Le lendemain, Othman Benjelloun, président-directeur général de BMCE Bank et de l’empire familial du même nom, est apparu de fort bonne humeur pour la présentation annuelle de ses comptes. Avec 107,1 milliards de DH de total de bilan (+ 26 %) et un bénéfice net à 1,4 milliard (+ 55 %), la BMCE n’a pas à rougir. Les résultats du groupe des Banques populaires, l’entreprise publique dirigée par Mohammed Benchaâboune, seront annoncés le 27 mars. Ils devraient confirmer la vitalité du secteur bancaire marocain, dont ces trois grands groupes représentent près des trois quarts de l’activité.
Le gouverneur de la Banque centrale Bank Al Maghrib, Abdellatif Jouahri, avait donné le ton le 4 mars dernier en dévoilant les résultats 2007 de l’ensemble de la place bancaire : un total de bilan de 663 milliards de DH, en progression de 23 %, un bénéfice net de 4,8 milliards de DH, en hausse de 43 %, et une nouvelle diminution des créances en souffrance, à 7,9 % de l’encours total (10,9 % un an auparavant) Aux standards européens, le taux « idéal » est à 2,3 %.

ENVOLEE DES PRETS A LA CONSOMMATION

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Les grandes banques du royaume affichent donc une santé insolente et un dynamisme robuste. Principale raison : le fort développement des activités de prêts à la clientèle et des créances sur les établissements de crédit et assimilés. Des opérations stimulées par la forte concurrence bancaire et l’essor de l’économie du pays. Après une période de consolidation et de stabilisation au tournant du siècle, le système bancaire est en phase de modernisation avec la multiplication des nouveaux produits, comme le crédit à la consommation et aux petites entreprises.
Ainsi, Attijariwafa Bank prête à tour de bras dans l’immobilier (+ 47,3 % en un an) et la consommation (+ 25,7 %). La BMCE n’est pas en reste avec une hausse de prêts immobiliers de 45,4 %, et de 23,2 % des crédits la consommation. Après un accroissement de 17,7 % en 2006, l’encours global des crédits bancaires a connu une progression de 29 % en 2007, pour atteindre 423 milliards de DH, soit 70 % du PIB (57 % à la fin de 2006). Les trois grands groupes se livrent une concurrence farouche pour conquérir le marché intérieur et capter l’argent des Marocains résidant à l’étranger (MRE). Ces trois dernières années, près de 1 million de nouveaux comptes ont été créés et plus de 300 agences ouvertes par an. Le taux de bancarisation est estimé, par les services de la Mission économique de l’ambassade de France, à 37 %, contre 96 % dans l’Hexagone. Avec un guichet pour 7 300 habitants – environ un tiers reste concentré sur l’agglomération casablancaise – contre un pour 2 400 en France, le potentiel de développement semble immense Du moins sur le papier.
Car nombre d’experts s’interrogent sur la possibilité de bancariser une population à faible revenu et l’intérêt de cette course à l’ouverture d’agences. « Les banques prennent-elles trop de risques ? Il est encore un peu tôt pour connaître la rentabilité de toutes ces agences. Il faut au moins trois ans à une nouvelle structure pour trouver son marché. La plupart des implantations datent de moins de deux ans », commente Sonia Trabelsi, analyste pour le Maghreb et l’Afrique subsaharienne francophone chez Fitch.
Ses confrères de Standard & Poor’s Ratings Services sont plus sévères : « Le secteur a connu un développement important durant les cinq dernières années, cependant de nouveaux risques relatifs à la croissance rapide des crédits et à l’expansion géographique sont apparus », dénoncent-ils dans un rapport publié le 18 février. En résumé, l’esprit de conquête des grandes banques marocaines les rendrait plus vulnérables qu’à l’époque où elles faisaient leur argent dans les valeurs refuges de l’État, du type bons du Trésor. Sans oublier qu’elles pourraient être rattrapées par la crise internationale : la réduction des marges des entreprises peut représenter un risque supplémentaire pour leur activité de crédit.
« Je ne partage pas la totalité de ces analyses, s’est empressé de répondre El Kettani. Il ne faut pas créer l’amalgame entre la crise financière internationale – qui touche des produits financiers virtuels – et ce qui se passe au Maroc. Prenons la réglementation des changes. Si nous avions toutes les portes grandes ouvertes en nature de change, peut-être aurions-nous aussi été tentés par les mirages de la rentabilité de ces produits. Mais ça n’a pas été le cas. Le sous-développement d’un marché peut avoir du bon. » Certes, mais les inquiétudes ne sont pas toutes levées : « Restons prudents, rétorque Sonia Trabelsi. La plupart des banques ne connaissent pas encore très bien leur nouvelle clientèle. Quelle est la solvabilité réelle des entreprises et des particuliers ? »

SURENDETTEMENT DES MENAGES

Aux dires des deux cabinets de notation, les trois grandes banques marocaines accumulent les facteurs de risques. À commencer par le surendettement des ménages, qui sont de plus en plus nombreux à vouloir adopter un modèle de consommation à l’occidentale. Si la course aux crédits a d’abord touché les classes moyennes, elle tend à se propager à toutes les couches de la société. « Ma femme de ménage a deux crédits sur le dos, témoigne un Casablancais. Elle les a contractés via son fils qui est fonctionnaire et dont la paye constitue une garantie. Mais, en fin de mois, c’est la panique. Toute la famille doit se débrouiller pour honorer les remboursements. » Bien qu’il n’existe aucune information fiable et actualisée sur la situation financière des emprunteurs et sur leur niveau d’endettement, Attijariwafa Bank, Banques populaires et la BMCE, entraînées dans la spirale de la concurrence, continuent de prêter.
Feraient-elles preuve de laxisme ? Elles prennent en tout cas plus de risques que les autres banques de la place (BMCI, SGMB, Crédit du Maroc). Souvent filiales de groupes français, celles-ci sont contraintes de respecter des normes prudentielles plus strictes, qui leur sont imposées par leurs maisons mères et leurs actionnaires. Les banques marocaines ont d’ailleurs commencé à calmer le jeu dans l’immobilier : fini le financement des projets démesurés de certains particuliers et les prêts d’envergure pour s’installer à Marrakech ou dans une résidence très haut de gamme. Les banques se veulent plus pragmatiques, comme pour s’éloigner des rumeurs de bulle immobilière sur le point d’éclater à tout moment dans le pays.
« Il faut relativiser l’ampleur de cette bulle immobilière, justifie El Kettani. L’essor du crédit est fondé sur une hausse des besoins d’équipements. La crise de l’immobilier dans certains pays occidentaux est arrivée après un quart de siècle de croissance effrénée. Au Maroc, nous venons juste de démarrer cette activité. Notre pays a un déficit de 1 million de logements, qui se creuse de 25 000 habitations supplémentaires chaque année. Beaucoup de jeunes ménages arrivés sur le marché de l’emploi aspirent à être propriétaires. Les carnets de commandes sont également pleins dans les immeubles haut de gamme ou le secteur touristique. »

CONTROLER L’EXPANSION GEOGRAPHIQUE

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Deuxième facteur de risque : l’emballement des stratégies d’expansion géographique menées par les trois grands établissements du royaume, tous trois partis à la conquête de l’Europe, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. En Afrique, BMCE est entrée à hauteur de 35 % dans le capital du groupe Bank of Africa (BOA). Attijariwafa Bank a acquis 66,6 % de la Banque sénégalo-tunisienne (6 % des parts du marché sénégalais) en octobre 2006, un an avant de prendre 79,15 % des parts de CBAO, la première banque sénégalaise. De son côté, la Banque centrale populaire (BCP) est déjà présente en Guinée à travers la Banque populaire maroco-guinéenne et la Banque populaire maroco-centrafricaine. Là aussi, la concurrence est vive entre les trois grandes. Standard & Poor’s pose la question de la cohérence de tous ces projets : « Si elle est mal contrôlée, cette stratégie d’expansion peut coûter très cher et nuire à l’équilibre des comptes des banques du pays. »
« N’oublions pas qu’il y a cent cinquante ans les banques européennes, asiatiques ou américaines ont tiré les PME hors de leurs pays pour les pousser au niveau de multinationales. Je ne vois pas pourquoi un établissement bancaire marocain, qui a mesuré les risques et réalisé un business plan sur des bases cohérentes, n’irait pas investir dans sa région de prédilection, à savoir l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb », soutient El Kettani. Et de prendre l’exemple du rachat de la Banque du Sud en Tunisie, qui lui sert de tête de pont pour la conquête de nouveaux marchés plus au Sud.
Conscientes de toutes ces menaces, les autorités bancaires veillent au grain en multipliant les règles prudentielles (application des normes de Bâle II, développement du risk management, adoption d’un code de déontologie, augmentation des réserves obligatoires). À l’image de ce qui se fait en Europe, la Banque centrale a également décidé de déléguer la gestion de son service central des risques à Experian Holding France, un des bureaux internationaux qui ont développé un savoir-faire dans le domaine. Ce dispositif, en cours de rodage, offrira prochainement aux établissements une connaissance précise des habitudes de paiement des clients à travers une information centralisée et complète. Ce qui permettra aux banques de réduire encore plus les créances en souffrance, les taux de financement, et de fixer la prime de risque en fonction du profil des clients À moins que, d’ici là, concurrence aidant, le dynamisme des trois banques marocaines s’emballe.

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