Dans l’enfer de Lagos
Encensé par la critique américaine, le troisième roman de Chris Abani est une vaste fresque du Nigeria des années 1980. Tout simplement époustouflant.
En 1983, le Nigeria ploie sous la dictature militaire. À la tête du pays, les généraux se suivent et se ressemblent. En décembre, Mohamed Buhari renverse Alhaji Shehu Shagari, auquel est reprochée son inefficacité dans la lutte contre la corruption. À cela s’ajoute la crise économique et sociale. Cette année-là, des émeutes sont férocement réprimées par les forces de l’ordre, tandis que des centaines de milliers d’immigrés clandestins sont brutalement expulsés vers les pays voisins.
C’est dans ce contexte historique précis que se situe Graceland, le troisième roman (mais le premier traduit en français) de Chris Abani, universitaire nigérian de 42 ans, installé aux États-Unis. Encensé par la critique américaine, ce livre au souffle impressionnant a valu à son auteur le prix Pen-Hemingway, une des plus importantes distinctions littéraires outre-Atlantique.
Graceland nous plonge dans l’enfer des bidonvilles de Lagos, où l’on suit les pérégrinations d’Elvis, un gamin de 16 ans. Son seul bien est un cahier où sa mère, décédée quand il avait 9 ans, consignait soigneusement des recettes de cuisine. Avant d’échouer dans ce ghetto marécageux où il passe son temps à boire de la bière et du vin de palme, Sunday, son père, occupait une position enviable dans une petite ville de l’intérieur.
Elvis, que cette déchéance désole, se réfugie dans la musique et le cinéma américains. Son autre passion est la danse. Il essaie sans succès d’en vivre en se trémoussant sur les plages devant des étrangers. Pour subsister, il devient manuvre sur un chantier avant d’être entraîné dans des opérations douteuses par son ami Redemption. Après une expérience d’escort boy dans une boîte de nuit, il est impliqué dans un trafic de cocaïne.
Autant d’entorses à la morale qui heurtent la conscience du jeune homme. Celui-ci trouve un peu de réconfort avec la littérature, dévorant tous les livres qui lui tombent sous la main, mais aussi dans son amitié avec le King, le roi des mendiants de Lagos, qui finira sa vie en héros lors d’un affrontement – d’une violence inouïe – avec les forces de l’ordre.
Parallèlement, une tragédie se noue à Maroko, le quartier où vit l’adolescent. Un beau jour, les autorités militaires décident de raser les baraques pour livrer le terrain à des investisseurs. La réaction s’organise. Les habitants dressent des barrages pour bloquer l’avancée des bulldozers. Rien n’y fera : les maisons seront implacablement détruites les unes après les autres, et ceux qui tenteront de résister seront abattus par les policiers. Parmi eux, le père d’Elvis.
Si l’histoire, malgré sa longueur, est à tout moment captivante, ce n’est pas la seule richesse du livre. Chris Abani a eu l’idée de faire précéder chaque chapitre par une des recettes de la défunte maman d’Elvis. De même chaque chapitre est-il introduit par une réflexion sur telle ou telle facette de la culture ibo. Le rituel de la cola, par exemple.
Comme si l’auteur voulait imposer des pauses au lecteur. L’obliger à méditer sur l’épisode qu’il vient de découvrir. Et à prendre son souffle avant de poursuivre sa lecture. Scènes de torture, viols d’enfants, trafics d’organes, sans compter les allusions aux horreurs du Biafra, l’une des plus terribles guerres civiles qu’a connues l’Afrique après les indépendances : rien en effet ne lui est épargné.
Chris Abani sait de quoi il parle. Ses écrits, jugés subversifs, en particulier un thriller politique écrit à l’âge de 16 ans, l’ont conduit à plusieurs reprises dans les geôles des généraux nigérians. Mais il a voulu que son héros s’en sorte lui aussi. Ainsi lui permet-il, à la fin du livre, de fuir l’enfer de Lagos pour rejoindre une tante aux États-Unis. Grâce au passeport de son ami le bien nommé Redemption. Et avec pour seul bagage un livre de James Baldwin.
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