[Chronique] « Barca Nostra » : quand le drame des migrants devient une œuvre d’art à Venise
À l’occasion de la Biennale de Venise est exposée l’épave d’un chalutier qui sombra avec des centaines de migrants. L’installation suscite des réactions contradictoires…
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Damien Glez
Dessinateur et éditorialiste franco-burkinabè.
Publié le 14 mai 2019 Lecture : 2 minutes.
18 avril 2015. Conçu pour transporter une vingtaine de passagers, un bateau de pêche se trouve en détresse dans le canal de Sicile avec, à son bord, 700 à 1000 Subsahariens. L’embarcation chavire. Venu à la rescousse, un navire marchand portugais ne pourra repêcher que 28 survivants. Le drame sera présenté comme le pire naufrage en Méditerranée.
6 mai 2019. À l’occasion de la 58e Biennale d’art contemporain de Venise, l’artiste suisso-islandais Christoph Büchel dispose, sur l’un des quais de l’Arsenal, la carcasse du bateau éventré et rouillé, sans la moindre scénographie et avec pour seul attaché de presse la rumeur.
« Invitation au silence » et réactions épidermiques
Répondre à l’ignominie en « organisant » plus d’ignominies encore
Entouré d’un grand secret et présenté sans notice explicative, “Barca nostra” (« Notre bateau ») interloque les passants. Les 50 tonnes et 22,5 mètres de gravité glaçante finissent par susciter quelques exégèses « autorisées ». Pour les organisateurs de la Biennale de Venise, l’installation est « une invitation au silence », une sorte de convocation au recueillement, l’écho à une tragédie dont la relique d’acier rend hommage aux chairs dispersées non seulement en mer mais aussi dans la mémoire sélective d’un régime italien actuel hostile à des migrations jugées massives…
La présence de la carcasse suscite rapidement de nombreuses réactions épidermiques, certains twittos évoquant de « l’indécence » ou une démarche « insupportable », tandis que d’autres témoignent de leur « haut-le-cœur ». Dans une réflexion plus intellectualisée, une historienne des mouvements sociaux décrit un « cynisme érigé en art contemporain ». Une internaute surenchérit en affirmant que l’exposition « prétend répondre à l’ignominie en « organisant » plus d’ignominies encore ».
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Sans doute deux questions de fond méritent-elles d’être posées. Primo, cette présentation de l’épave constitue-t-elle une œuvre d’art ? Si la coque n’a pas été retouchée et que l’objet ne peut donc être considérée comme une création, son installation dans un contexte nouveau peut être envisagée comme une démarche artistique. La biennale étant dédiée à l’art contemporain, il est aisé de convoquer l’urinoir dont Marcel Duchamp avait bouleversé l’identité – et donc le sens – en le plaçant au beau milieu d’un musée.
Art, politique et selfies d’instagrammeurs benêts
Si les goûts et les couleurs ne se discutent guère, une seconde question s’impose, dans le cas de « Barca nostra », tant le caractère provocant de l’exhibition d’un tombeau maritime est indubitable : est-il utile de provoquer, dans ce genre de contexte et sur ce genre de sujet ?
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Sans doute rien n’est-il plus différent d’un artiste marginal qu’un politicien en quête de consensus. Or, Matteo Renzi, président du Conseil italien à l’époque du naufrage, avait lui-même fait renflouer le chalutier, avec la menace de l’exposer devant le siège d’une Commission européenne bruxelloise jugée inattentive aux tragédies de la Méditerranée. La confrontation à un objet non-fictionnel choquant tisserait un lien salutaire entre le témoignage muet et l’hommage pudique.
Pour Christophe Büchel, profiter de l’art – même sans en faire – vaudrait le coup. Déjà à Venise, il avait transformé en mosquée une église déconsacrée. Pense-t-il, cette fois, avoir sensibilisé suffisamment ? En attendant, les instagrameurs se succèdent pour prendre des selfies benêts devant « Barca nostra ».
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