Un murmure assourdissant

La journaliste Inaam Kachachi a rassemblé les textes de femmes irakiennes. Témoignages sous le double joug de Saddam Hussein et de l’embargo.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Il y a cinq mille ans, au pays de Sumer, au sud de l’Irak actuel, une langue fut inventée par les femmes. C’est cette langue, utilisée dans les assemblées, qui servit à consigner les manuscrits religieux et littéraires de l’antique Babylone. Elle s’appelait lissani saliti. Littéralement : « langue bien pendue ». Aujourd’hui, les Irakiennes semblent en avoir perdu l’usage. À moins que leur voix ne soit couverte par les vociférations des va-t-en-guerre et les contraintes d’un embargo qui dure depuis douze ans : « Les Irakiennes crient dans une vallée ou personne ne les entend, prêchent dans un désert sans fidèles, écrivent dans un pays qui ne peut s’octroyer le luxe de les lire. »
Dès lors, comment les entendre ? Comment connaître le quotidien du peuple de Bagdad ou de Bassora, si ce n’est en sollicitant le témoignage de cette moitié de l’humanité vouée à panser les blessures et à allonger les files d’attente des boutiques où elles ne peuvent se procurer que « deux kilos de riz, une bouteille d’huile, cinq cents grammes de sucre, autant de thé, deux savonnettes. Et un bol de soucis » ?
C’est pour nous faire entendre la voix de ces femmes que la journaliste irakienne Inaam Kachachi – qui vit depuis une vingtaine d’années à Paris – a eu l’idée de rassembler les écrits de quelques-unes d’entre elles dans Paroles d’Irakiennes. Romancières confirmées ou poétesses d’un jour, elles peignent un pays à l’agonie. Entre réalité et fiction.
Pour les plus pauvres, tout manque, à commencer par l’encre et le papier. « En Irak, l’on est rompu à l’exercice d’écrire avec le sang. Sans doute parce qu’il est devenu moins cher que l’encre », note Inaam avec son sens de la métaphore. Seul le papier brun déchet des imprimeries est parfois disponible. Sinon, il faut recourir à de vieux cahiers d’écoliers, griffonner sur le dos d’une facture, au verso d’une ordonnance. Les crayons à papier font également défaut, ces messieurs des missions onusiennes ayant décrété que « le graphite pourrait être détourné à des fins militaires ».
L’édition étant le monopole de l’État, la liberté de publier reste une chimère. De toute manière, les pièces détachées des imprimeries manquent. Alors ? Très peu de livres voient le jour. Et lorsque certains intellectuels en reçoivent de l’étranger, ils les partagent en les photocopiant… s’ils trouvent le papier et l’argent nécessaires. Arrivés des Émirats arabes unis par voie de mer, les photocopieurs d’occasion font le bonheur des « publivores ». Ceux qui ne peuvent pas acheter les copies les louent.
Les cyniques parleront de piratage. Inaam s’indigne : « Tout un peuple de vingt millions d’âmes est piraté depuis une douzaine d’années, et nul ne se soucie de ses droits d’auteur. Que pèse le prix de deux livres, ou cent, ou mille, face au prix de la vie détournée d’une génération entière ? »
Passée l’épreuve de l’encre et du papier, les femmes doivent trouver le temps d’écrire. Or elles s’emploient le jour à survivre et la nuit à composer avec les sempiternelles coupures d’électricité. Ne vous étonnez donc pas, avertit l’auteur, s’il existe beaucoup de bougies dans la littérature irakienne actuelle : « Ce n’est pas par excès de romantisme, c’est à cause de l’état délabré des centrales électriques ! »
De quoi parlent les Irakiennes ? Les deux guerres bien sûr, contre l’Iran puis le Koweït, lesquelles ont ravagé le pays, détruit les rêves de la jeunesse et laissé la population exsangue. Al-Dilaimi, auteur du Rire de l’uranium, raconte ainsi le bombardement américain sur l’abri civil d’Amiriyya pendant la première guerre du Golfe.
La réalité consignée ici n’est pas celle des bulletins d’information et des reportages de correspondants occidentaux. Elle est puisée dans le quotidien du peuple. Les femmes décrivent leur univers intime, celui de leurs enfants et de leur mari, de leur être. Simplement. Leur littérature est débarrassée de toute sémantique militaire et centrée sur les affres de l’éloignement, sur l’homme absent et ses victoires éphémères. Elle scrute la souffrance des veuves et des orphelins. En société, les présentations se font désormais ainsi : « Une telle est la soeur de tel martyr, telle autre, la mère de tel prisonnier de guerre, telle autre, la fille de tel disparu », écrit la romancière Betool Khedairi.
Dans cet Irak ravagé, les petites filles sont privées d’école, et la progéniture mâle est élevée dans la perspective du front. Ainsi, pour Siham Jabbar, auteur de La Poétesse, la guerre qui a arraché les enfants à leurs mamans est devenue « la vraie mère » qui les porte. Les mères biologiques sont des nounous qui préparent de nouveaux martyrs pour les conflits à venir…
Hors du foyer, la peur guette et la délation est partout, dans la rue et les administrations comme sur les campus universitaires. Dans un manuscrit publié après son suicide, Hayat Sharara, professeur d’enseignement supérieur, raconte le climat de panique dans les universités, où le sujet de conversation le plus courant concerne « la pesée », une pratique imposée « d’en haut » et exigeant des professeurs qu’ils perdent du poids. Tous les six mois, ces derniers doivent passer sur la balance et tremblent à l’idée d’avoir un kilo supplémentaire qui ferait fondre leurs émoluments.
Dans ce contexte, les sentiments ont peu de place, et l’amour – soixante synonymes dans la langue des Irakiens – ne veut plus rien dire. Rim Qaïs Kobba, surnommée la « Nouvelle Nazek », du nom de la plus célèbre poétesse irakienne vivant aujourd’hui en Égypte, raconte comment son personnage féminin a rencontré son aimé « en pleine sieste des canons, entre deux guerres ». Le jeune couple sait qu’il n’a plus le droit de songer à une lune de miel. Tout juste peut-il rêver que les « cimetières deviennent pistes de danse ». Publié en cassettes, les vers de cette poétesse sont devenus les morceaux de prédilection des chauffeurs de taxi, qui « les passent et les repassent durant leurs courses, au détriment des mélancoliques arias ».
Devenu éphémère, l’amour est à consommer de suite. Il faut se donner à l’homme avant qu’il ne meure, songe l’héroïne de Betool Khedairi, dans Comme le ciel paraissait proche. Ironie du sort, la guerre libère les moeurs.

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