Saddam : la mort en face

Il est difficile d’imaginer un homme aussi figé dans le bronze de sa propre statue s’humilier au point de se rendre puis d’être jugé par un tribunal.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

«La facture d’une balle est beaucoup moins élevée que celle d’une guerre », déclarait avec élégance, il y a six mois, le porte-parole de George W. Bush, Ari Fleischer. Celle d’un Tomahawk aussi. Sans doute est-ce pour cela que l’Amérique a anticipé de quelques heures, le jeudi 20 mars à l’aube (heure de Bagdad), le coup d’envoi officiel de l’opération « Liberté en Irak » par un « missile en or », destiné à atteindre le but ultime de la guerre avant même son déclenchement. Bref, à tuer Saddam Hussein. Le coup, pour autant qu’on en sache, a échoué.
Mais il démontre, pour ceux qui en doutaient encore, que le fameux executive order n° 12 333 signé en 1976 par le président Gerald Ford (et contresigné depuis par tous ses successeurs à la Maison Blanche) – interdisant l’assassinat de chefs d’État étrangers est désormais obsolète. De toute façon, précise-t-on aujourd’hui à Washington, cet ordre n’est pas valable en temps de guerre, et le commandant suprême des forces armées irakiennes est une cible aussi légitime qu’une batterie de Scud.
Tuer Saddam, donc. La chasse est ouverte : que le coup de grâce au « tyran absolu » soit porté par un commando d’élite de la force Delta, par une bombe téléguidée ou par l’un de ses propres gardes du corps, toutes les options sont ouvertes. Au point que toute tentative du raïs de fuir à l’étranger ou de se réfugier au sein d’une ambassade à Bagdad – celle de Russie par exemple – est par avance exclue. Pour Saddam Hussein et ses deux fils Oudaï et Qossaï, il n’est de choix que de se livrer aux Anglo-Américains ou de mourir.
Quelle peut être l’issue ? Pour en débattre, encore faut-il revenir sur le personnage, sur l’idée qu’il a de lui-même et de son rôle. Saddam dort peu – de quatre à cinq heures par nuit – surmonte son mal de dos chronique par une pratique assidue de la natation et refuse de vieillir. À 66 ans, il se teint les cheveux, s’abstient de porter des lunettes en public et se bat avec constance contre l’embonpoint. Cette autodiscipline, jointe à un courage physique que nul ne lui conteste, dénote une personnalité peu portée sur les états d’âme, les dépressions et autres affaissements. Depuis 1959, lorsqu’il perpétra son attentat manqué contre Abdelkrim Kassem, jusqu’à la guerre du Golfe de 1991, pendant laquelle les alliés dirigèrent spécifiquement contre lui et ses proches pas moins de 250 raids aériens, chaque esquive, chaque feinte avec la mort ont fortifié sa conviction. Il est guidé par Dieu, et la grandeur est son destin. Sa relation avec l’Irak est profonde, quasi mystique, et sa foi en la supériorité de l’histoire, de la culture et de la civilisation arabes – toutes trois destinées à renaître – est totale. « Ce qu’ont inventé les Américains n’est pas une civilisation, disait-il il y a un an, c’est une métropole de force. » Ce fils de paysan pauvre qui n’a jamais connu son père se voit déjà au panthéon des grands Arabes, aux côtés de Saladin.
Il est donc a priori difficile d’imaginer un homme aussi figé dans le bronze de sa propre statue s’humilier au point de se rendre puis d’être jugé par un tribunal, qu’il soit militaire ou international. Difficile également de prévoir un suicide dans les décombres de Bagdad, comme Hitler dans ceux de Berlin. Une telle fin est totalement étrangère à la culture arabo-islamique, même si certains opposants irakiens pour qui Saddam est plus stalinien que musulman soutiennent que le raïs pourrait in fine y avoir recours : « Il garde toujours une balle pour lui dans son revolver au cas où on le prendrait vivant », aurait ainsi confié l’un de ses proches. Plus probablement, si un missile ne l’a pas auparavant atteint, Saddam Hussein cherchera à mourir en martyr dans les ruines de son Stalingrad mésopotamien – à l’image, comparaison n’étant pas raison, du président chilien Salvador Allende tombant les armes à la main dans la Moneda en flammes.
Reste que tout cela part d’une hypothèse qui n’est pas forcément celle que privilégie Saddam lui-même. Certes, à la différence de 1991, il ne se faisait aucune illusion sur la volonté américaine de lui faire la guerre. Et il n’a aucun doute quant à l’écrasante supériorité militaire de son adversaire. Mais se jugeait-il pour autant perdu, en ce 20 mars 2003 ? Ce n’est pas sûr. Solitaire de nature, entouré de sycophantes qui n’osent jamais le contredire et qui tous proclament leur détermination à mourir pour lui, Saddam Hussein espère résister et enliser l’envahisseur dans des combats de rue le temps qu’il faudra pour que quelque chose survienne : un retournement de l’opinion américaine, un cessez-le-feu inespéré, la saison des fortes chaleurs, bref un miracle. Un jeu extrême avec le temps et l’espace pendant lequel il se cachera, se déguisera, utilisera ses sosies ou s’évanouira tel un imam caché. Un jeu dangereux évidemment, car même si les tentatives américaines de susciter un coup d’État interne ont jusqu’ici été étouffées dans l’oeuf, le raïs n’est pas à l’abri du geste de son ultime garde du corps qui aura à décider s’il doit le tuer ou être tué. Certes, Saddam a en quelque sorte pris les devants en nommant à la tête des quatre régions militaires des hommes qui lui sont liés par le sang.
Son fils cadet Qossaï a ainsi en charge Bagdad et Tikrit. Quant à son fils aîné Oudaï, il n’a pas été oublié en ces temps d’urgence : il retrouve la direction des services de sécurité et devra assurer la coordination entre les différentes régions au cas plus que probable où la chaîne de commandement central viendrait à s’effondrer. Comme en 1991, le maintien de l’ordre intérieur à tout prix est une priorité aussi élevée que la résistance face à l’agression extérieure. Saddam, qui fut avant son accession au pouvoir un expert en manipulation des foules, craint comme la peste les soulèvements populaires. Peut-être les images du corps de Nouri Saïd, Premier ministre, découpé en lamelles et traîné dans les rues de Bagdad un jour de juillet 1958 par une horde d’émeutiers au sein desquels il figurait, continuent-elles à le hanter. À la veille du 20 mars, le système était encore suffisamment dissuasif pour qu’un Tarek Aziz visiblement terrorisé soit obligé de venir démentir publiquement les rumeurs annonçant sa défection.
Utilisation des civils comme boucliers humains, exécution des traîtres ou présumés tels, incendie des puits de pétrole, armes chimiques au besoin, Saddam Hussein, nul n’en doute, ne reculera devant rien pour retarder l’échéance de sa fin. Mais si celle-là devait survenir, dans un jour, une semaine, un mois, ou lorsque ces lignes seront lues, elle ne pourra être que violente. Cet homme qui fit réaliser une copie manuscrite du Coran avec son propre sang, donné par demi-litres sur trois ans (600 pages reliées, exposées au musée de Bagdad), n’est pas de ceux dont la vie s’achève dans un lit.

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