Que diable allait-il faire dans cette galère !

Contre l’avis de la majorité de ses compatriotes, Tony Blair a choisi de s’aligner docilement sur les États-Unis. Il a, dans l’aventure, plus à perdre qu’à gagner.

Publié le 25 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Tony Blair, le Premier ministre britannique, s’est, la semaine dernière, encore plus clairement aligné, s’il est possible, sur la politique américaine au Moyen-Orient, en opposition à la majorité de ses collègues de l’Union européenne. Pourtant, de plus en plus de responsables politiques et de diplomates britanniques s’inquiètent de cette dépendance accrue à l’égard de Washington, qui leur apparaît terriblement risquée et contraire aux intérêts de la Grande-Bretagne.
Pour leur part, les faucons de Washington ont aujourd’hui le vent en poupe et cachent de moins en moins leurs ambitions. Selon eux, l’invasion de l’Irak doit être suivie d’un « remodelage » de l’ensemble du Moyen-Orient et de l’instauration de la démocratie dans toute une série de pays musulmans. Comme le rappelle Nicholas Lemann dans le New Yorker, il s’agit là d’un vieux projet dont les grandes lignes avaient été exposées dans un document intitulé A Clean Break (« le grand tournant ») rédigé à la demande de Benyamin Netanyahou, à l’époque où il était Premier ministre d’Israël.
Ce plan prévoyait de déstabiliser les régimes arabes autoritaires – dictatures ou monarchies – et de les remplacer par des pouvoirs plus « présentables », à l’issue d’élections démocratiques à l’américaine. L’objectif ultime était évidemment d’en finir avec le nationalisme panarabe, d’ouvrir la voie à des relations pacifiques avec Israël et les États-Unis et de garantir un meilleur accès aux réserves pétrolières. Dans le climat de confrontation avec l’islam qui prévaut actuellement, ce scénario est pour le moins hasardeux, comme Lemann ne manque pas de le remarquer. Car les jeunes électeurs arabes en colère pourraient fort bien voter pour des candidats islamistes radicaux, comme naguère en Algérie, et porter au pouvoir des régimes beaucoup plus antioccidentaux que leurs prédécesseurs.
On voit mal l’intérêt de la Grande-Bretagne dans cette aventure. Car le bilan des interventions américaines au Moyen-Orient depuis quarante ans est pour le moins discutable : les États-Unis n’ont, par exemple, cessé de fournir des armes et de l’argent à des groupes terroristes qui, par la suite, se sont toujours retournés contre eux. À l’égard de Saddam Hussein, leur politique apparaît encore plus irresponsable et incohérente à la lumière des documents publiés aujourd’hui. Lors de la guerre Iran-Irak, dans les années quatre-vingt, la CIA et le département d’État ont apporté au maître de Bagdad un soutien massif. Par la suite, ils se sont bornés à observer son gigantesque effort de réarmement avec une neutralité bienveillante Jusqu’à l’invasion du Koweït, en 1992…
Dans le domaine pétrolier, l’Amérique n’a eu de cesse de conforter des autocrates corrompus et de provoquer les nationalistes. Aujourd’hui, les compagnies pétrolières britanniques sont loin d’être convaincues qu’une guerre contre l’Irak servirait leurs intérêts. British Petroleum, par exemple, la compagnie qui a jadis orchestré la découverte du pétrole en Irak, s’inquiète de l’après-Saddam. Elle craint de se faire doubler par ses concurrentes américaines dans l’hypothèse où un arbitrage équitable ne pourrait être imposé, comme l’a demandé lord Browne, son directeur général.
En fait, les experts pétroliers, fussent-ils américains, se montrent beaucoup moins enthousiastes que les faucons de Washington. George W. Bush et Dick Cheney, son vice-président, qui entretiennent des liens étroits avec les major companies, soutiennent que la guerre garantira la sécurité des approvisionnements. L’ennui est que l’occupation de l’Irak risque de déstabiliser d’autres pays producteurs, exposés au contrecoup de la fureur arabe, et de provoquer de brutales fluctuations des cours. Bref, de faire régner l’incertitude, ce que les pétroliers détestent par-dessus tout.
Bien entendu, les Britanniques ont, eux aussi, des erreurs de calcul et de jugement à se reprocher dans ces pays du Moyen-Orient, qu’ils ont, pour certains d’entre eux, contribué à créer (c’est le cas de l’Irak, après la Première Guerre mondiale). Ils portent, par exemple, la responsabilité de l’exploitation effrénée des réserves pétrolières de l’Iran, dans les années quarante, qui a eu pour conséquence la nationalisation de BP par Mossadegh, puis le coup d’État qui a rétabli le chah sur son trône et provoqué la colère des religieux.
De même, en 1956, la désastreuse expédition de Suez contre Gamal Abdel Nasser a mis en évidence les difficultés qu’entraîne l’invasion d’un territoire quand les conséquences en ont mal été évaluées. Elle a mobilisé contre elle tous les nationalistes à travers le monde arabe et a eu des conséquences plus que fâcheuses pour les entreprises britanniques et, en particulier, pour les compagnies pétrolières, qui n’avaient pas été consultées à propos d’une guerre qu’on prétendait faire dans leur intérêt.
Tirant les leçons de cette énorme erreur, la Grande-Bretagne s’est, par la suite, efforcée de collaborer plus étroitement avec les pays arabes, alors que Washington semble aujourd’hui faire le chemin inverse et renouer avec les vieux démons de la colonisation, de l’intervention militaire et de l’occupation. De la part des Britanniques, soutenir une telle politique revient à tourner le dos à leur expérience historique. Et à dilapider le capital de sympathie dont ils disposent dans les pays arabes.
Mais le désaccord le plus fondamental entre Britanniques et Américains concerne l’existence supposée de liens entre le terrorisme international et Saddam Hussein. Depuis le 11 septembre 2001, personne ne songe à nier le danger du terrorisme, encore souligné par la récente vague d’arrestations de suspects en Grande-Bretagne et les menaces présumées contre les aéroports britanniques. Mais rares sont les citoyens de ce pays à croire que la défaite du raïs irakien affaiblira le terrorisme international. Au contraire, nombre de spécialistes du Moyen-Orient estiment que la guerre et l’occupation susciteront l’apparition de nouveaux terroristes, comme l’espère, à l’évidence, Oussama Ben Laden.
Après un an d’enquête, le lien entre el-Qaïda et Saddam Hussein n’est toujours pas prouvé, et les Britanniques ont du mal à comprendre comment les Américains ont pu passer du premier objectif au second. Personne ne se sent personnellement menacé par Saddam, alors qu’el-Qaïda et ses alliés sont désormais un risque permanent pour les touristes et les hommes d’affaires occidentaux, un peu partout dans le monde.
Bref, la chute de Saddam n’aura aucune incidence sur l’évolution de la lutte contre le terrorisme. Sa seule logique, ce sont les intérêts immédiats d’Israël. Les Israéliens se sentent directement menacés par les armes et les missiles irakiens. Ils considèrent qu’une guerre contre Saddam pourrait se traduire par le renforcement de la présence occidentale en Irak et, plus tard, en Iran et en Arabie saoudite. Ils y voient une garantie pour leur sécurité.
Cette conception a emporté l’adhésion du petit groupe d’hommes qui, à Washington, inspirent la politique étrangère américaine, mais elle est beaucoup moins convaincante pour les Britanniques, plus sensibles au sort réservé aux populations arabes et, singulièrement, palestiniennes.
Tony Blair a promis qu’après la guerre en Irak des pressions seront exercées sur les Israéliens pour les amener à négocier la paix avec les Palestiniens. Mais rien ne prouve que Washington y soit disposé. D’ici là, la guerre en Irak aura donné à l’armée israélienne la possibilité d’occuper davantage de territoire en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Mais l’idée même que la sécurité d’Israël serait renforcée par l’occupation de l’Irak est discutable. Plus les Israéliens installent de colonies en Cisjordanie, plus ils sont exposés aux coups des terroristes, qui, même s’ils n’ont pas de liens démontrés avec Saddam, seront encore plus fanatisés par le climat de guerre. La sécurité à long terme d’Israël ne peut être assurée si le pays est assimilé à une colonie américaine surmilitarisée. Elle ne peut l’être que si des relations pacifiques sont établies avec les voisins arabes.
La Grande-Bretagne ne sert ni ses intérêts ni ceux d’Israël en soutenant une politique américaine belliciste au Moyen-Orient. Si rapide et triomphale que soit la première victoire sur Saddam, l’après-guerre présentera de tels dangers et donnera lieu à de tels affrontements que, dans quelques années, les Britanniques se poseront les mêmes questions qu’après l’expédition de Suez. Comment ont-ils pu se laisser égarer à ce point ?

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