Predateurs d’Afrique centrale

La journaliste belge Colette Braeckman analyse le long imbroglio congolais. Et montre du doigt les responsables d’un dépeçage organisé.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Elle a déjà publié Le Dinosaure : le Zaïre de Mobutu en 1992, Rwanda : histoire d’un génocide en 1994 et Terreur africaine : Burundi, Rwanda, Zaïre, les racines de la violence en 1996. Avec Les Nouveaux Prédateurs/Politique des puissances en Afrique centrale (Fayard, 312 pp., 19 euros), Colette Braeckman, journaliste au quotidien belge francophone Le Soir, collaboratrice du Monde diplomatique, poursuit sur sa lancée. Dans son nouvel ouvrage, il est question de la République démocratique du Congo et de ses « prédateurs » : les grandes puissances et les multinationales, mais aussi l’Ouganda et le Rwanda, qui, sous prétexte de sécuriser leurs frontières, se sont lancés dans le dépeçage du pays.
D’un siècle l’autre, les enjeux autour du Congo sont peu ou prou les mêmes. « Que l’entreprise soit menée par des mercenaires au service de Léopold II, par des fonctionnaires belges ou par des trusts, il s’est toujours agi de faire « produire » le Congo, d’inscrire ce pays, de gré ou de force, dans les échanges internationaux, affirme Braeckman. Et si le régime de Mobutu a pu s’écrouler comme un château de cartes après sept mois de guerre, d’octobre 1996 à mai 1997, c’est aussi parce que les États-Unis avaient trouvé d’autres points d’appui dans la région et que le Congo était appelé à s’ouvrir à nouveau aux échanges internationaux. »
Hier, les matières premières tirées de ce pays étaient essentielles au développement des industries de pointe : « Au XIXe siècle, le caoutchouc extrait des forêts tropicales entre dans la fabrication des pneus ; durant la Première Guerre mondiale, le cuivre est utilisé pour fabriquer des munitions, et nul n’ignore que c’est l’uranium extrait à Shinkolobwe, au Katanga, qui permit aux Américains de fabriquer la première bombe atomique devançant de peu les Allemands, qui, dans un entrepôt situé dans la Belgique occupée, s’étaient emparés d’un stock d’uranium… » Aujourd’hui, les ressources naturelles du Congo (cobalt, colombo-tantalite) restent indispensables au développement de l’électronique et des télécommunications.
Au lendemain de la chute de Mobutu, en mai 1997, l’un des premiers projets du chef de l’État ougandais Yoweri Museveni a été de construire une route reliant la ville congolaise de Kisangani à Kampala. Pour les Ougandais, Kisangani est la clé de la forêt équatoriale et de ses immenses ressources en bois. Associés à ce projet, les Érythréens avaient, à en croire l’auteur, déjà mis en service plusieurs dizaines de camions pour assurer la liaison entre l’Afrique de l’Est et Kisangani !
Le Rwanda, lui, rêvait de s’assurer en terre congolaise « un vaste hinterland où il pourrait installer son trop-plein de population » vivant à l’étroit dans un pays où la densité démographique est l’une des plus élevées au monde (plus de 300 habitants au km2). Kigali voulait surtout transformer le Kivu en zone d’exploitation économique.
Les pays africains qui ont pris part à la bataille après le déclenchement des hostilités en août 1998 – l’Angola, le Zimbabwe, l’Afrique du Sud – nourrissaient eux aussi quelques ambitions : l’Angola voulait neutraliser le leader de l’Unita, Jonas Savimbi, en mettant, entre autres, un terme au trafic de diamants. Le Zimbabwe considérait le Congo comme un investissement à long terme, un débouché pour ses industries de défense, ses produits manufacturés et ses entreprises minières. Le président Mugabe avait tiré les leçons de l’intervention de ses troupes au Mozambique, dix ans plus tôt. À l’époque, il s’était assuré le contrôle du corridor reliant Harare au port de Beira sur l’océan Indien, mais n’avait jamais songé à des projets de développement économique. Dès la fin de la guerre entre le gouvernement du Mozambique et la Renamo (Résistance nationale mozambicaine) en 1992, les sociétés sud-africaines s’imposèrent. Au Congo, le Zimbabwe avait d’autant plus de raisons d’être sur ses gardes que les entreprises sud-africaines avaient déjà dans leurs cartons des plans d’exploitation de la production hydroélectrique du barrage congolais d’Inga.
Les intérêts des uns et des autres finissent par s’entrechoquer, et le conflit s’internationalise. Les accords de Lusaka de juillet 1999, censés mettre un terme à la guerre, apparaissent rétrospectivement, dit Colette Braeckman, « comme la traduction politique du projet mis en oeuvre lors de la première guerre du Congo [octobre 1996-mai 1997, NDLR], puis de la deuxième [depuis août 1998, NDLR] : ouvrir la voie à un projet régional passant par la mise sous tutelle de cet immense pays au bénéfice de ses voisins qui entendaient assurer leur développement en exploitant ses ressources ».
On n’est pas obligé de suivre l’auteur dans son interprétation desdits accords, mais on aboutit aux mêmes conclusions qu’elle : une fois que Kabila s’était opposé à l’esprit des accords, la cause était entendue. Dès la fin de 2000, les États-Unis « avaient décidé de se séparer de Kabila ». Mais il fallait le faire avant l’entrée en fonction de la nouvelle administration Bush, le 18 janvier 2001. Comme lorsque, quarante ans plus tôt, Patrice Lumumba, exécuté le 17 janvier 1961, devait mourir avant l’arrivée d’une nouvelle administration à la Maison Blanche… Dans les deux cas, si on lit l’auteur entre les lignes, l’arrivée d’une nouvelle administration américaine aurait pu mettre en péril les plans d’assassinat. Kabila est mort un 16 janvier…
Pour réussir l’assassinat – c’est l’un des scoops de cet ouvrage -, 36 millions de dollars ont été mobilisés, dont 29 millions devaient servir à rétribuer un groupe de 22 000 militaires, transfuges de l’armée de Mobutu. Mais la piste des « mobutistes » n’est pas la seule possible. L’auteur évoque celle des populations du Kivu : elles ont été soupçonnées de flirter avec l’ennemi rwandais alors qu’elles étaient les premières à résister à l’occupation de leur pays. Elles auraient voulu faire payer à Kabila son ingratitude. Il y a aussi la piste des Angolais, qui, à la fin de 2000, « avaient le sentiment que certains membres de l’entourage de Kabila avaient renoué avec l’Unita, aidant Savimbi à contourner l’embargo et à commercialiser depuis Kinshasa les diamants ». Enfin, explique Braeckman, « Kabila s’était aliéné la puissante communauté libanaise, lorsqu’il a imprudemment confié à la société israélienne IDI le monopole de l’achat des diamants ». Ces Libanais, qui avaient gardé des contacts avec d’anciens généraux mobutistes réfugiés à Brazzaville, ont pu approcher certains commanditaires de l’assassinat de Kabila.
Avec autant d’ennemis, Kabila ne pouvait pas échapper à la mort. À sa disparition, la guerre avait fait perdre au pays quelque 450 millions de dollars de recettes fiscales et coûté près de 1 milliard de dollars. Dans les zones occupées, le café de l’Équateur et du Kivu, le diamant de Kisangani, l’or de Bunia et le bois du Nord étaient exploités à fond. Le Congo était devenu une sorte de Far West attirant les aventuriers de tout bord ainsi que les célèbres marchands d’armes comme Victor Bout, Sajivan Ruphrah, Nahim Khanafer et Abdul Karim…
Au bout du compte, le livre de Braeckman, mené avec la minutie d’un travail universitaire, fourmille de détails et d’informations de première main sur le jeu des alliances en Afrique centrale. On peut y lire un récit inédit de l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila. L’une des hypothèses majeures sur lesquelles repose l’ouvrage est cependant loin d’être convaincante : celle de la naissance d’une nation congolaise qui se serait redécouverte durant les événements et aurait résisté aux envahisseurs.

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