Penser la danse
Rencontre avec l’Ivoirien Alphonse Tiérou, qui consacre sa vie à dépoussiérer la notion de « danse africaine ». Et rêve de lui donner ses lettres de noblesse.
Il vient d’achever un cycle de conférences à Halluin, près de Lille, dans le nord de la France. Dès qu’on prononce le mot « danse », ses gestes devancent ses paroles. Il a l’éloquence d’un tribun et le sens de la formule. Son érudition est indiscutable. Et s’il parsème son discours de citations et de références, c’est moins pour nous en apporter la preuve que pour nous présenter ses compagnons de pensée. Alphonse Tiérou, chorégraphe d’origine ivoirienne, sait ce que la recherche exige de ténacité et de patience. Aussi poursuit-il son travail de fourmi dans l’ombre. Mais c’est aussi un pédagogue qui ne dédaigne pas remonter à la lumière pour partager le fruit de ses expériences. Que ce soit en tant que consultant auprès de l’Unesco ou en organisant des expositions dont « Dooplé, de la danse à la sculpture. Un autre regard sur l’esthétique africaine ». Inaugurée par l’Unesco en 1992, elle a fait le tour du monde pendant huit ans avant d’être accueillie en 2000 par le musée de l’Homme à Paris. C’est le même souci de transmission qui l’a poussé à créer le Centre Dooplé à Paris, un lieu de réflexion et de formation en matière de danse africaine. Il se propose, à terme, de mettre à la disposition du public près de six mille documents compilés par Tiérou durant ses nombreux voyages à travers le monde. Le Centre s’occupe aussi de formation pratique. Entre ses multiples interventions, l’homme trouve le temps d’écrire. Après des années de recherche durant lesquelles il sillonne toute l’Afrique, il crée, en 1983, un système de notation du vocabulaire et de la gestuelle de la danse traditionnelle africaine. Une première. Cela donnera Dooplé, loi éternelle de la danse africaine, un ouvrage publié chez Maisonneuve & Larose. Son récent ouvrage, Si sa danse bouge, l’Afrique bougera, poursuit la réflexion amorcée dans l’ouvrage précédent : au-delà des diversités de styles de danse en Afrique, il existe un vocabulaire de base commun à toutes les danses africaines, qui structure des savoirs et une vision du monde.
Partisan de l’idée d’une unité culturelle de l’Afrique à travers ce vocabulaire partagé, Alphonse Tiérou renvoie dos à dos ceux que le vieux cliché du « rythme » qui colle à l’Afrique rend frileux et ceux que le terme de « danse contemporaine africaine » met mal à l’aise. Pour la simple raison qu’ils voudraient continuer à voir sur scène de « l’authentique ».
J.A./L’intelligent : Faut-il entendre derrière le mot « authentique » le mot « exotique » ?
Alphonse Tiérou : Je laisse les clichés à ceux qui les ont créés pour leur usage personnel. La question est la suivante : est-ce qu’un autre discours est possible sur l’esthétique africaine ou sur la culture africaine ? Le propos n’est pas simplement accusateur. Il apporte une vision différente, qui doit être confrontée à celle des ethnologues. Qu’on le veuille ou non, ce sont encore des points de vue ethnologiques, plus ou moins déguisés, qui triomphent aujourd’hui lorsqu’il est question de culture africaine. Je ne prétends pas apporter la vérité sur la question parce que je suis africain. C’est mon histoire personnelle de chercheur qui m’indique d’autres pistes de réflexion. Ce que je refuse, c’est la reproduction du même discours. Je vais donner un exemple : il y a peu, un « connaisseur » en danse africaine me parlait de la « danse de la pluie »…
Vous en parlez avec un certain mordant dans votre livre. Je vous cite : « La première image qui me vient à l’esprit quand on me parle de « la danse de la pluie », c’est effectivement une fine pluie qui tombe, qui « danse » sous la direction discrète et invisible d’un grand chorégraphe nommé Vent. » Vous dites que dans l’expression « Danse de la pluie », on rend compte d’un phénomène artistique uniquement sous son aspect documentaire.
On ne nous dit rien sur l’art, sur la création artistique. Un autre exemple : la posture du corps debout, les genoux fléchis, pour aller vite, que j’ai identifiée comme le premier mouvement de base de la danse africaine (et que l’on retrouve dans toute la statuaire africaine). C’est la posture de la femme en train de piler. Les ethnologues ont trouvé l’expression poétique « d’enclume nourricière » pour désigner le mortier et le pilon. Mais ça ne nous dit rien sur le sens de ce geste. L’un s’arrête à la vision d’objets usuels et à leur mode d’emploi, là où un autre verrait le pilon et le mortier, au-delà du quotidien, comme deux instruments de musique grâce auxquels la pileuse est une danseuse qui interprète sa propre chorégraphie, sur sa propre musique, en même temps qu’elle les crées. Et ça ne s’arrête pas là. Nous ne faisons qu’effleurer le sujet…
Vous dites que vous n’êtes pas dans le discours accusateur. Vos propos sur la culture africaine sont exempts de tout passéisme et de toute nostalgie. Vous êtes « partisan de la culture de l’avenir et non de celle du souvenir »…
L’Afrique d’hier n’est pas l’Afrique d’aujourd’hui et ne sera pas l’Afrique de demain. Il faut arrêter de se braquer sur le rétroviseur. Ce qui m’intéresse, ce sont les significations nouvelles que nous pouvons inventer avec le vocabulaire d’aujourd’hui. Pour cela, il ne faut pas craindre les emprunts. Toutes les cultures ont évolué par emprunts divers et variés. Il n’y a pas de raison de cantonner une culture dans une virginité stérile. Mon idée est que l’Afrique a une culture de la danse, mais pas une culture de la chorégraphie. Comme tout artiste, élargissons le champ de nos possibilités et allons chercher, où qu’ils se trouvent, les outils qui nous ouvrent d’autres espaces de création. C’est en ce sens que je milite pour la mise en place d’une formation où l’on conjugue un enseignement sérieux de la danse africaine avec un apprentissage de la chorégraphie, s’appuyant sur l’héritage des recherches en la matière à travers l’histoire de la danse, qu’elle soit occidentale ou d’ailleurs. Une formation qui serait sanctionnée par un diplôme international.
D’autres projets ?
Un ouvrage intitulé Société des masques, société de droit. Dans certaines régions d’Afrique, les juges s’expriment aussi, dans le cadre de leur fonction, par la danse.
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