« Pas de réconciliation sans vérité »

Publié le 25 février 2003 Lecture : 4 minutes.

A l’occasion d’un colloque organisé à l’Unesco à l’initiative du collectif des parties civiles pour le Rwanda, sur le thème : « Rwanda : neuf ans après le génocide, quelle justice ? », le ministre rwandais de la Justice Jean de Dieu Mucyo était à Paris. Il revient sur les raisons qui ont conduit son pays à effectuer ces libérations massives le 28 janvier dernier, sur la mise en place des gacaca et sur la politique de réconciliation qui est en marche.

J.A./L’INTELLIGENT : Peut-on attendre de nouvelles libérations, après les 20 000 de la fin janvier ?
JEAN DE DIEU MUCYO : Nous sommes en train d’étudier le cas de prisonniers qui affirment avoir été emprisonnés à la suite d’une dénonciation abusive d’un voisin jaloux de leurs biens ou de leurs champs. Nous allons les placer dans les ingando, les camps de solidarité, et organiser des rencontres sur les collines avec la population. Histoire de confronter les témoignages.

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J.A.I : À l’annonce de la mesure, des associations de rescapés vous ont reproché de ne pas les avoir associées au processus.
J.D.M. : Après la diffusion du communiqué, nous avons eu des réunions avec ces associations, et la mesure a été, d’une façon générale, acceptée. Il reste bien sûr de nombreuses inquiétudes : les responsables craignent que de nouveaux rescapés ne soient traumatisés et que leur sécurité ne soit pas assurée. C’est pourquoi nous avons pris des mesures au niveau des forces de police et du ministère de l’Intérieur.

J.A.I : Mais comment concrètement assurer la sécurité dans les collines ?
J.D.M. : C’est l’affaire de tous les Rwandais : chacun doit assurer la sécurité de son voisin. Il n’y a pas que les rescapés qui ont peur, mais aussi et surtout les témoins. Ceux qui avouent peuvent craindre de rencontrer la famille de la victime.

J.A.I : Est-ce d’abord une mesure humanitaire ou une mesure de réconciliation ?
J.D.M. : Les deux à la fois. Mais c’est aussi une mesure de justice. Prenons le cas d’un accusé de droit commun qui est condamné à six mois de prison à l’issue de son procès alors qu’il vient déjà de passer deux ans derrière les barreaux. Ce n’est pas juste. On a adopté le principe de réduction des peines avec le vote de la loi gacaca [en 1996, NDLR]. Maintenant, il importe d’appliquer concrètement ce principe.

J.A.I : N’avez-vous pas peur que les familles des victimes se sentent un peu abandonnées ?
J.D.M. : Si nous essayons de faire quelque chose côté détenus, il nous faut faire aussi quelque chose côté rescapés. Quand on parle de réconciliation, il faut qu’il y ait des résultats sur le terrain en matière de lutte contre la pauvreté. Un projet d’indemnisation devrait bientôt être présenté devant le Parlement. Nous réfléchissons aussi à faire activement participer à ce processus les anciens détenus qui sont aujourd’hui dans les ingando. Il ne faut surtout pas les isoler. La question essentielle aujourd’hui est : comment reconstruire ensemble le pays ?

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J.A.I : Depuis le mois de juin, des gacaca pilotes siègent au niveau de douze secteurs, un essai transformé en novembre avec l’instauration de plus de six cents nouvelles juridictions. Quel premier bilan peut-on tirer avant que le système soit appliqué à l’ensemble du pays ?
J.D.M. : Dans l’ensemble, ça fonctionne très bien. Les gens se présentent, disent la vérité. En général, le quorum est atteint [il faut au minimum 100 personnes pour que l’assemblée puisse siéger, NDLR], sauf dans certaines cellules comme autour de Gitarama, à l’ouest de Kigali, qui sont déjà très peu habitées. Nous sommes dans la phase de constitution des listes des victimes. C’est à la base de dresser les accusations et c’est à partir de ces déclarations que les juges prendront leur décision.

J.A.I : N’avez-vous pas peur que la communauté hutue se sente en quelque sorte montrée du doigt ?
J.D.M. : Quand les choses commencent, les peurs se réveillent toujours. Il y a beaucoup de gens qui aujourd’hui sont libres et craignent d’être mis en cause. Mais plus les choses avancent, plus les gens comprennent l’importance des gacaca. Certes, les problèmes ne manquent pas, mais existe-t-il une autre solution ? On a essayé la justice classique, ça n’a pas marché. Aujourd’hui, on tente l’expérience des gacaca, entre justice classique et justice traditionnelle. Pour nous, c’est la seule issue, même si beaucoup de choses restent à perfectionner.

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J.A.I : On peut s’interroger aussi sur le cas de ces personnes accusées de crime de vengeance. Quel sort leur sera réservé ?
J.D.M. : L’essentiel est de ne pas laisser quelqu’un impuni. Mais il faut bien expliquer à la population la différence entre un cas de génocide et un cas de vengeance qui peut concerner à la fois des militaires Front patriotique rwandais, mais aussi des rescapés. Pour les juger, il existe les tribunaux militaires et les juridictions classiques pour les accusés de droit commun.

J.A.I : Ce grand « déballage de vérité » ne risque-t-il pas de réveiller la discorde ?
J.D.M. : La base de la réconciliation, c’est la vérité. Dernièrement, nous avons organisé une rencontre entre quelque 2 000 détenus de la prison de Butare (au sud du pays) et les habitants de leur secteur. Les rescapés et les accusés se faisaient face. Quand une victime s’avançait et racontait comment elle avait perdu un membre de sa famille, un prisonnier sortait des rangs et avouait. Beaucoup de gens pleuraient. Mais personne parmi les rescapés ne voulait arrêter, ils voulaient toujours en savoir plus. Certains peuvent dire : oubliez, pardonnez et recommencez à vivre. Moi, je préfère que toute la vérité soit dite. Après, nous trouverons des solutions pour gérer les conséquences.

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