Pakistan, l’autre front
D’un côté, le gouvernement d’Islamabad collabore loyalement avec les Américains. De l’autre, il aide secrètement les talibans pachtounes, qui multiplient les opérations en Afghanistan. Double jeu ?
Depuis le 27 janvier, quatre cents militaires américains et afghans appuyés par des bombardiers lourds B-1 et des hélicoptères d’assaut traquent un détachement de rebelles islamistes, le plus important dont la présence ait été signalée dans le sud de l’Afghanistan depuis près d’un an : quatre-vingts hommes, dont dix-huit au moins ont déjà été tués.
Le plus inquiétant est que lesdits rebelles ont pu se rassembler au Pakistan avec des armes lourdes et un équipement de communication perfectionné qui leur a permis de créer une station de radio clandestine. Ils y éditent, sans être inquiétés, affiches et pamphlets appelant au djihad contre les forces américaines et le gouvernement du président Hamid Karzaï, et disposent d’assez de matériel pour installer un camp de base et un hôpital de campagne dans les montagnes afghanes, à quelques encablures de la frontière. Leur objectif était clairement de harceler la 82e division aéroportée, dont le QG se trouve près de Kandahar, à 180 km plus à l’ouest.
Plus au nord, au Waziristan, dans la zone tribale pakistanaise frontalière de l’Afghanistan, plusieurs centaines d’autres extrémistes se mobilisent en vue d’une offensive de printemps censée coïncider avec une éventuelle attaque américaine contre l’Irak. Ils sont d’origines diverses : quelques Arabes d’el-Qaïda se mêlent à d’ex-talibans, à des fidèles du renégat Gulbuddin Hekmatyar, à des membres du Mouvement islamique d’Ouzbékistan et à des extrémistes pakistanais.
Le long de la frontière afghano-pakistanaise, les camps des forces spéciales ont été quotidiennement la cible de missiles. Des mines et des fusées ont explosé à proximité du QG de l’armée américaine à Bagram, près de Kaboul. Dans la capitale même, de jeunes Afghans jettent des grenades sur les soldats et les véhicules de l’armée des États-Unis (8 000 hommes, au total) et sur ceux de l’International Security Assistance Force (4 800 hommes).
Dès lors que ces attaques sont lancées et coordonnées depuis le Pakistan, force est de s’interroger : ce pays lutte-t-il vraiment contre le terrorisme ou le soutient-il en sous-main ?
Il est exact que le président Pervez Musharraf a livré plus de quatre cents combattants d’el-Qaïda aux services de sécurité américains. La majorité des chefs de cette organisation internés à Guantánamo a d’ailleurs été arrêtée par ses services. De même, quelque soixante mille soldats et miliciens pakistanais sont déployés près de la frontière. Avec l’aide d’une douzaine de conseillers des forces spéciales américaines, ils sont supposés empêcher toute infiltration en territoire afghan. Mais les diplomates occidentaux à Kaboul, les dirigeants afghans et un certain nombre de responsables pakistanais laïcs sont convaincus que ce pays mène désormais un double jeu. En somme, il s’agirait d’un nouveau revirement après celui qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, quand Musharraf a retiré son appui aux talibans pour se ranger du côté américain.
Lors d’une longue conversation que j’ai eue avec lui, le mois dernier, le président Karzaï m’a confié que la politique d’Islamabad l’empêche de dormir – en dépit des excellents rapports personnels qu’il entretient avec Musharraf (les deux hommes se téléphonent fréquemment). Il ne parvient pas à comprendre pourquoi le président pakistanais laisse ces extrémistes, ces « voyous » qui ont trouvé refuge au Pakistan après la défaite des talibans, saper son gouvernement et perturber la région pachtoune. De nombreux observateurs mettent en cause la responsabilité des partis religieux et de certains éléments des services pakistanais. Quoi qu’il en soit, les officiers américains stationnés à Bagram estiment que 90 % des attaques auxquelles ils font face sont le fait de groupes basés au Pakistan.
En bref, la stratégie d’Islamabad semble être de faire la chasse aux membres non afghans d’el-Qaïda qui se cachent sur son territoire, condition de la poursuite de la coopération avec les États-Unis, tout en permettant aux talibans pachtounes (et autres) de s’y maintenir.
Islamabad dément avec énergie et jure qu’il demeure un allié sûr des États-Unis dans la guerre contre le terrorisme. Et Washington s’est abstenu de soulever publiquement le problème, de peur de déstabiliser le gouvernement Musharraf et d’ouvrir un autre front dans un pays musulman où l’opinion publique est déjà très antiaméricaine. Ce serait évidemment très mal venu à la veille d’une invasion de l’Irak…
Il n’empêche : le général Tommy Franks, commandant en chef des forces américaines dans la région du Golfe, s’est rendu à Islamabad les 26 et 27 janvier. Il s’y est entretenu avec Musharraf et les plus hauts responsables de son armée. Une délégation britannique conduite par Tom Philips, le représentant spécial de Londres en Afghanistan, se trouvait au même moment dans la capitale pakistanaise. Les diplomates américains confirment que les deux délégations ont vigoureusement évoqué la question de la présence des talibans.
La vérité est qu’Islamabad redoute par-dessus tout le renforcement de l’influence de l’Inde et de la Russie en Afghanistan. Ces deux pays approvisionnent en armes et en argent les armées de plusieurs chefs de guerre non pachtounes, tout en soutenant le Tadjik Mohamed Fahim, le ministre afghan de la Défense, qui dispose de la plus importante faction armée du pays et que les États-Unis considèrent comme leur allié.
La Russie a promis à celui-ci de lui fournir des armes pour un montant de 100 millions de dollars : une initiative étrangère au projet américain de bâtir une armée afghane multiethnique fidèle au gouvernement central. Washington a bien tenté d’intervenir auprès de Moscou pour faire cesser ces livraisons, mais sans résultat.
Une fois encore, l’ingérence des voisins de l’Afghanistan dans ses affaires intérieures est patente. Mais alors que l’Inde, la Russie, l’Iran et les Républiques d’Asie centrale appuient tel ou tel chef de guerre, telle ou telle minorité ethnique, le Pakistan soutient les extrémistes. Il est d’autant plus désireux de conserver une influence maximale dans les régions pachtounes du sud et de l’est de l’Afghanistan que plusieurs autres millions de Pachtounes vivent sur son territoire. Mais ses dirigeants n’ont apparemment pas compris que leur rôle devrait être de modérer l’extrémisme pachtoune, afin d’encourager Hamid Karzaï dans ses efforts pour doter l’Afghanistan d’un gouvernement authentiquement multiethnique.
Au lieu de quoi, tout en promettant de le soutenir, le Pakistan sape son autorité et l’empêche d’éliminer le terrorisme. Le silence américain ne fait qu’inciter les partis islamiques pakistanais, qui gouvernent déjà la province frontière du Nord-Ouest, à renforcer leur aide aux extrémistes de tous bords. L’armée a travaillé pour eux en manipulant à leur profit les élections générales du mois d’octobre, en libérant de prison les chefs des groupes terroristes interdits et en les encourageant à organiser des manifestations pro-irakiennes.
On l’aura compris : tout cela fait partie d’un vaste jeu dans lequel Musharraf s’efforce de faire accroire aux Américains que, menacé qu’il est par les fondamentalistes, il a besoin d’un plus grand appui de leur part. Depuis les années quatre-vingt, tous les régimes pakistanais ont joué à ce jeu-là. Et cela leur a toujours réussi.
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