[Tribune] Cannes 2019 : l’Afrique au sommet du palmarès !
La plus grande manifestation cinématographique mondiale a sacré cette année « Atlantique », de Mati Diop, et « Les Misérables », de Ladj Ly. Un remarquable doublé jamais vu en ce qui concerne les cinéastes originaires du continent africain.
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Férid Boughedir
Férid Boughedir est un réalisateur tunisien de cinéma. Il est également critique et historien du cinéma, dirigeant de festivals et de colloques cinématographiques.
Publié le 27 mai 2019 Lecture : 7 minutes.
Pour tous les cinéastes africains ou d’origine africaine, l’événement est de taille : la 72e édition du festival de Cannes s’est achevée par la victoire, non pas d’un seul – comme cela pouvait arriver exceptionnellement tous les dix ans -, mais de deux cinéastes d’origine africaine qui brillent en même temps au palmarès de la prestigieuse compétition officielle, qui sacre les meilleurs films de l’année.
Tandis que la Palme d’or revenait pour la première fois à la Corée du Sud pour le film Parasite de Bong Joon-Ho, le Grand prix, deuxième en importance, est revenu contre toute attente non pas à l’un des grands maîtres du cinéma déjà multi-primés qui étaient en lice cette année, comme l’Anglais Ken Loach, les Américains Quentin Tarantino et Terrence Malik ou l’Espagnol Pedro Almodóvar, mais au film d’une débutante, Atlantique, le premier long-métrage réalisé par la Franco Sénégalaise Mati Diop, alors qu’en même temps, le Franco-Malien Ladj Ly décrochait le Prix du jury pour Les Misérables, également son tout premier long-métrage. Un remarquable « doublé » jamais vu en ce qui concerne les cinéastes originaires du continent africain !
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Dans l’histoire du festival, ces derniers n’avaient remporté que deux fois le Prix du jury : le Malien Souleymane Cissé en 1987 pour Yeelen (le premier film d’Afrique subsaharienne à être sélectionné en compétition officielle), puis le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun en 2010 pour Un Homme qui crie. Le Grand prix, lui, n’a été remporté qu’une seule fois par un Africain, le Burkinabè Idrissa Ouédraogo pour Tilaï, en 1990.
Atlantique, à contre-courant
Mati Diop, qui est née et a grandi en France, et qui était jusque-là connue comme jeune actrice ayant tenu des petits rôles dans plusieurs films français, a de qui tenir ; son père étant le musicien sénégalais Wasis Diop, et son oncle n’était autre que le regretté Djibril Diop Mambéty, un des plus grands novateurs des débuts du cinéma africain. Novateur, Atlantique l’est lui aussi à plus d’un titre. Alors qu’à l’annonce du sujet du film, on pouvait s’attendre à être de nouveau confronté à un énième opus sur la « tragédie de l’immigration clandestine africaine vers l’Europe », la réalisatrice a choisi contre toute idée reçue de verser dans le film de genre fantastique, voire surnaturel, en laissant libre cours à la poésie et l’imaginaire.
À Dakar, des ouvriers de chantier non payés depuis des mois par leur patron escroc décident de tenter l’immigration vers l’Espagne dans une pirogue de fortune qui fera naufrage. Parmi eux, se trouvait Souleiman, l’amant de la jeune et belle Ada, le personnage principal du film, promise à un fiancé plus riche. Mais son mariage, survenu longtemps après la mort de Souleiman, sera dévasté par un mystérieux incendie : les événements surnaturels s’accumulent alors, l’âme des noyés, semblant être revenue posséder et habiter les corps des jeunes filles du quartier pour réclamer justice à celui qui a été la cause de leur exode.
Quand j’ai décidé de consacrer un film à cette jeunesse qui se noie en mer, il était clair dans ma tête que ça ne pouvait être qu’un film fantastique
L’intrigue du film, qui a été techniquement achevé à la dernière minute juste avant le festival, n’est pas toujours clairement intelligible et renforce le mystère du conte, mais la beauté des images, et le leitmotiv des vagues de l’Atlantique, filmées de jour comme de nuit, et revenant régulièrement comme une musique pour accompagner l’évolution de l’action, créent peu à peu une poésie envoûtante. Rejetant ainsi le « passage obligé » du misérabilisme et de la victimisation habituellement lié au thème brûlant et actuel de l’émigration vers l’Europe, Mati Diop, en choisissant de faire d’une femme son personnage principal, marque aussi sa différence, en privilégiant l’histoire d’amour plutôt que le message, et le film fantastique plutôt que le discours politique, tout en y intégrant les ressorts d’un imaginaire issu directement des croyances africaines, affirmant ainsi sa spécificité.
Mati Diop explique ainsi ce recours inattendu à la forme du film d’épouvante : « Quand j’ai décidé de consacrer un film à cette jeunesse qui se noie en mer, il était clair dans ma tête que ça ne pouvait être qu’un film fantastique, car une jeunesse disparue en mer c’est une jeunesse forcément fantôme. Elle a disparu mais elle est encore là, elle vit encore à travers les personnages qu’elle hante. Et cette hantise, tu la ressens partout à Dakar. Les jeunes que j’ai rencontré parlaient de l’exil et ne sont déjà plus vraiment là. Il me disaient « quand on décide de partir, c’est qu’on est déjà mort ». Le fantastique est donc inhérent à la situation, il existe déjà, il faut juste le mettre en scène ».
Les Misérables, au-delà des clichés
De même qu’Atlantique s’inscrit à contre-courant des films précédents sur l’émigration clandestine de jeunes africains vers l’Europe, Les Misérables de Ladj Ly ne ressemble à aucun film déjà vu sur les banlieues difficiles des grandes villes européennes ou les enfants immigrés africains, se trouvant confrontés pour certains aux problèmes de délinquance et de trafics divers, avec des affrontements avec les forces de l’ordre qui ont connu leur sommet en France lors des émeutes de 2005.
C’est que Ladj Ly sait de quoi il parle. Né au Mali, arrivé en France avec ses parents à l’âge de trois ans, il a grandi à Montfermeil, une cité difficile de la banlieue parisienne où il vit encore et qu’il met en scène dans son film sans angélisme ni préjugés, évitant tous les clichés du genre. Les misérables décrit l’apprentissage d’un jeune policier venu d’une ville de province tranquille, qui se trouve muté à la brigade anti-criminalité de Seine-Saint-Denis, où il va être encadré par deux collègues, l’un français, à la limite du racisme, et le second, un Noir qui « en a vu d’autres », et qui lui conseille de rester compréhensif face aux inévitables « bavures » de la police.
Cet univers de misère est pour tout le monde. En banlieue, ça fait vingt ans que nous sommes des « gilets jaunes »
C’est à travers le regard de ce Bleu à qui on demande ainsi d’oublier ses scrupules que le spectateur est plongé dans un univers filmé sans manichéisme. Le réalisateur n’a pas besoin de s’attarder sur la drogue et la violence, qui sont là inévitablement, pour nous faire découvrir une misère généralisée où des enfants grandissent dans un contexte de privation, qui peut en faire des bombes à retardement, si un jour les vraies armes remplacent les pistolets à eau. À partir de la bêtise d’un gamin qui vole un lionceau dans un cirque, parce qu’il a trop vu le dessin animé Le Roi Lion, et qu’ensuite tout dégénère, Ladj Ly lance un cri d’alerte : « Je les connais par cœur les policiers, je les fréquente depuis que je suis gamin, c’est comme partout, il y a une minorité de policiers qui se comporte mal et qui fait mal son travail, et une minorité de délinquants, mais on ne parle que de ces minorités ! Cet univers de misère est pour tout le monde. En banlieue, ça fait vingt ans que nous sommes des « gilets jaunes », qu’on subit des violences policières, qu’on se fait tirer dessus avec des « flash-balls », aujourd’hui on dit “attention ça peut exploser” ».
>>> À LIRE – Cannes 2019 – « L’homme à la caméra » : Ladj Ly, de la cité à la Croisette
Le sujet est extrêmement grave et le réalisateur, qui l’expose sans juger personne – car « tout le monde a ses raisons » -, nous en livre une chronique qui évite toutes les facilités, comme la tentation documentaire, le montage « façon clip », ou la musique rap omniprésente ; Ladj Ly nous montre « ce qui est », comme il avait commencé à le faire auparavant dans plusieurs courts-métrages sur sa cité qu’il filme avec sa petite caméra numérique depuis l’age de 15 ans, et nous livre une œuvre puissante et réaliste, d’autant plus efficace qu’elle ne donne aucune leçon de morale, et cela avec une maîtrise cinématographique impressionnante pour un premier long métrage.
Par la révélation d’un talent et une maturité artistique déjà très avancée, les deux cinéastes d’origine africaine ont prouvé aux sélectionneurs qu’ils ont eu raison de leur faire confiance
Par la révélation d’un talent et une maturité artistique déjà très avancée, les deux cinéastes d’origine africaine primés comme une bienheureuse surprise à Cannes ont prouvé aux sélectionneurs du plus grand événement cinématographique mondial qu’ils ont eu raison de leur faire confiance en les plaçant dès leur coup d’essai aux côtés des plus grands. La soif d’exprimer à travers des yeux africains les réalités vécues par la jeunesse africaine sur le continent ou en Europe n’a pas attendu ici, de toute évidence, ni le nombre des années ni une carrière déjà établie sur des rails, lesquels s’avèrent ici pour Mati Diop, comme pour Ladj ly, ni académiques ni confortables !
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