Le nouvel ordre impérial

Remodeler la carte de la région en recréant l’Empire britannique du XIXème siècle : tel est le véritable objectif de cette folle entreprise.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 7 minutes.

Les États-Unis se sont embarqués dans une aventure impériale au Moyen-Orient. Telle est la véritable signification de la guerre contre l’Irak. Son objectif n’est pas le désarmement de l’Irak. Cela n’a toujours été qu’un prétexte fallacieux et sans fondement. Aucun de ceux qui ont une connaissance réelle de la situation n’a cru que l’Irak, à genoux après deux guerres désastreuses et douze ans de sanctions punitives, ne représentait pour quiconque une « menace imminente ». De toute façon, depuis ce jour de novembre 2002 où les inspecteurs de l’ONU sont retournés en Irak en vertu de la résolution 1441 du Conseil de sécurité, les faucons de Washington ont toujours souhaité leur échec et réclamé la guerre alors même que les inspecteurs donnaient des signes de progrès.
Le but de la guerre n’est pas non plus, ni même en priorité, le renversement de Saddam Hussein. La Maison Blanche a annoncé carrément que les forces américaines envahiraient l’Irak, que Saddam démissionne ou non, et qu’il quitte ou non le pays. La guerre a des objectifs plus ambitieux : la mise en oeuvre d’un vaste plan stratégique. Washington rêve d’imposer au monde une Pax americana sur le modèle de « l’ordre impérial » que la Grande-Bretagne faisait régner sur la région en d’autres temps – avec ses bases stratégiques du Golfe et du sud de l’Arabie qui protégeaient la route des Indes, l’occupation de l’Égypte en 1882, puis, après la Première Guerre mondiale, la mainmise sur les provinces arabes de l’Empire ottoman vaincu. Le résultat a été la création, sous mandat britannique, de l’Irak, de la Palestine et de la Transjordanie.
Avec les bases qu’elle occupe d’Oman à l’Asie centrale, l’Amérique cherche aujourd’hui à recréer l’Empire britannique à son apogée. L’occupation de l’Irak, pays arabe majeur au coeur stratégique de la région, lui permettra de contrôler les ressources du Moyen-Orient et de remodeler à son avantage la géopolitique – c’est du moins ce qu’espèrent les stratèges anglo-américains. Mais si les choses tournaient mal, l’Histoire pourrait bien juger que la guerre a été une entreprise criminelle – injustifiée, non provoquée, illégitime, catastrophique pour les Irakiens et destructrice pour les règles des relations internationales telles qu’elles ont évolué depuis un demi-siècle. Le drame est que ce n’est pas un projet purement américain. C’est plutôt l’aboutissement du partenariat stratégique américano-israélien qui s’est formé il y a trente-six ans, en 1967, lorsque le président Charles de Gaulle a fait savoir à Israël qu’il n’aurait plus le soutien français s’il attaquait ses voisins arabes. Israël s’est, sans tarder, détaché de l’Europe pour se tourner vers les États-Unis, dont il a fait son principal allié et donateur. Le lien est devenu de plus en plus étroit au fil des années, au point que c’est maintenant le monde à l’envers. C’est Israël qui donne l’impulsion.
Une grande partie de la justification idéologique et de la pression politique sur la guerre est venue des sionistes américains de droite, dont beaucoup sont juifs, proches du Premier ministre israélien Ariel Sharon, et occupent des positions clés dans l’administration Bush et au-dehors. Il n’est pas exagéré, ni antisémite, comme certains le prétendent, de dire que c’est une guerre Bush-Sharon contre l’Irak.
Comme on l’admet généralement désormais, la genèse du projet d’occupation de l’Irak remonte au milieu de la décennie quatre-vingt-dix. Richard Perle, président du Defense Policy Board du Pentagone et inspirateur intellectuel de la vision du monde du président Bush, presse depuis des années les dirigeants américains et israéliens de faire la guerre à l’Irak. Le 8 juillet 1996, peu après la victoire de Benyamin Netanyahou sur Shimon Pérès, Perle a remis à Netanyahou un document intitulé A Clean Break : a New Strategy for Security Realm (« Le pas décisif : une stratégie nouvelle pour accéder au Royaume »). Il faisait du renversement de Saddam Hussein un objectif prioritaire pour Israël et un moyen d’affaiblir la Syrie. L’idée d’une attaque contre l’Irak a été reprise en 1997 par un groupe américain de droite appelé The Project for a New American Century (PNAC), composé de Richard Perle, du secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz, d’Eliot Abrams, directeur pour le Moyen-Orient du Conseil de sécurité nationale de Bush, de Randy Scheunemann, président du Comité pour la libération de l’Irak, et de deux journalistes conservateurs influents, William Kristol, du Weekly Standard, et Norman Podhoretz, de Commentary. Avec des amis comme le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le vice-président Dick Cheney, et soutenue par une douzaine de think-tanks de droite, cette camarilla constituait un formidable groupe de pression. Les attentats terroristes du 11 septembre ont donné leur chance à ces avocats de l’Empire américain et de l’alliance américano-israélienne. Ils ont fait de l’inexpérimenté George W. Bush, arrivé au pouvoir après une élection contestée, l’exécuteur de leurs basses oeuvres.
La conséquence est la guerre qui vient de commencer. L’objectif final est de changer la carte du Moyen-Orient en éliminant ou en intimidant tous les ennemis des États-Unis et d’Israël. Si l’imperium des États-Unis est bienveillant, ce qui est fort improbable, les Arabes peuvent l’accepter pendant quelque temps. Mais ils s’opposeront toujours à la domination israélienne sur leur région. Telle est la grande faiblesse du projet.
Le Premier ministre travailliste britannique Tony Blair est le surprenant compagnon de route de ces idéologues de droite. Il a soutenu avec passion non seulement la nécessité de « désarmer l’Irak », mais aussi la création de deux États pour le règlement du conflit israélo-palestinien. Il a vivement reproché à la France de s’être opposée à la guerre et d’avoir ainsi, selon lui, raté l’occasion de promouvoir la paix au Proche-Orient. C’est un raisonnement spécieux et peu convaincant.
Blair sait que Sharon, qui a jeté à la poubelle la « feuille de route » du Quartet et s’est battu toute sa vie pour le Grand Israël, n’a pas la moindre intention de laisser se constituer un État palestinien viable. Au contraire, il profite de la crise pour continuer sa destruction généralisée de la société palestinienne. Blair n’a fait aucun commentaire sur les quatre-vingts Palestiniens qu’Israël a tués, ni sur les centaines qui ont été blessés dans les dix-huit premiers jours de mars, et n’a pas parlé non plus des 48 000 maisons palestiniennes endommagées ou détruites depuis trente mois. Blair s’est fortement compromis pour protéger les « liens spéciaux » de la Grande-Bretagne avec Washington. Mais si, après la guerre, le conflit israélo-palestinien revient au premier rang de l’actualité, il s’apercevra que Sharon a plus d’influence sur la capitale américaine que lui, malgré les 45 000 soldats britanniques qu’il a engagés dans la bataille. Preuve de cette influence, ni la Maison Blanche ni le département d’État n’ont protesté contre la mort d’une jeune pacifiste américaine, Rachel Corrie (voir page 51), écrasée par un bulldozer israélien alors qu’elle essayait de s’opposer à la démolition d’une maison palestinienne.
Les États-Unis comptent sur une guerre courte, victorieuse et relativement « propre » en Irak, où les soldats américains feront figure de libérateurs et non pas d’occupants. Ils ont l’intention d’acheter les faveurs de la population en lançant immédiatement un programme de reconstruction de routes, de centrales électriques, d’hôpitaux, d’écoles, etc. Mais qui financera cette reconstruction ? L’argent rapporté par les revenus pétroliers de l’Irak ? Les entreprises américaines, qui ont bien l’intention de se tailler la part du lion dans ces contrats, seront-elles payées sur le compte bloqué de l’ONU instauré dans le cadre du programme « pétrole contre nourriture » ? Cela exigera une résolution du Conseil de sécurité. Si la France, la Russie et la Chine sont exclues des contrats de reconstruction et des concessions pétrolières, elles vont certainement s’opposer à ce monopole américain. Ce pourrait être l’enjeu de la prochaine bataille diplomatique.
Dans cette guerre, la grande question est de savoir si les troupes américaines et britanniques se heurteront à une résistance sérieuse, venant non seulement des unités d’élite de l’armée irakienne, mais aussi de la population civile. Après la première ivresse de la victoire, les armées d’occupation seront-elles harcelées par des partisans, comme ce fut le cas pour les Israéliens après l’invasion du Liban en 1982 ? Un « Hezbollah » irakien surgira-t-il sur le modèle du mouvement de résistance qui a fini par chasser Israël du Sud-Liban ? Un mouvement de résistance a besoin de soutien extérieur, d’armes et d’argent, d’endroits se réfugier en cas de difficultés. Au Liban, le Hezbollah pouvait compter sur la Syrie et sur l’Iran. En 1983, ce sont la Syrie et ses alliés locaux qui ont fait échouer les tentatives du secrétaire d’État américain George Schultz pour attirer le Liban dans la zone d’influence israélienne. Qui, dans la région, pourrait aujourd’hui aider un mouvement de résistance irakien ? La Syrie est devenue trop vulnérable pour jouer un tel rôle, l’Iran a trop peur d’être le prochain sur la liste, la Turquie est trop occupée à brider les aspirations des Kurdes à créer un État dans le nord de l’Irak. La résistance pourrait venir d’ailleurs. Un intervenant qui n’est pas un État, comme le réseau el-Qaïda d’Oussama Ben Laden, qui tire son inspiration et ses recrues des violents sentiments antiaméricains et anti-israéliens qui balaient aujourd’hui le monde arabe, pourrait relever le défi. L’occupation engendre l’insurrection. C’est une loi de l’Histoire.

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