L’autre front

Une tempête économique et monétaire menace le pays. L’administration américaine tente d’en limiter les dégâts, grâce à des réductions d’impôts, à un dollar faible et à la guerre.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Le colosse américain a des pieds d’argile, et va bientôt s’en apercevoir : les États-Unis connaîtront dans les mois qui viennent une tempête économique et monétaire de première ampleur, dont les gesticulations budgétaires et fiscales du gouvernement Bush camouflent les signes avant-coureurs.
N’importe quel observateur averti constate que la première économie du monde n’est pas en grande forme. En février, 300 000 emplois ont été supprimés en raison du ralentissement de la croissance. Les causes en sont connues : les perspectives de guerre en Irak et la hausse consécutive des prix du baril de pétrole (à plus de 30 dollars) ont eu raison du moral des consommateurs et des chefs d’entreprise. Ajoutez à ce sombre panorama que les épargnants font leurs comptes et constatent que les cours de leurs actions (indice S&P 500) ont chuté de moitié depuis leur plus haut niveau de l’année 2000. Et quelquefois infiniment plus quand ils ont eu l’imprudence de miser sur des valeurs spéculatives, comme celles de la haute technologie et des médias, quand ce n’était pas sur Enron ou Worldcom, aujourd’hui en faillite.
L’équipe de Bush est tout à fait consciente de cette « glissade » qui pourrait déboucher sur une récession du plus mauvais effet, alors que l’élection présidentielle se profile à l’horizon (2005). Elle a donc fait usage, avec une vigueur peu ordinaire – et bien peu conforme à l’orthodoxie libérale -, de toutes les manettes à sa disposition pour contrecarrer l’évolution en cours.
Première manette : le 7 janvier, George W. Bush a annoncé un gigantesque plan de relance de 674 milliards de dollars sur dix ans. Au coeur du dispositif, la suppression de la double imposition de dividendes versés par les entreprises à leurs actionnaires (coût : 364 milliards de dollars) et l’accélération des réductions d’impôts prévues pour 2004-2006 (coût : 102 milliards de dollars). Le président attend de ce coup de pouce massif au pouvoir d’achat la création de 2,1 millions d’emplois en trois ans.
Deuxième manette : les taux sont au plus bas depuis 1961, soit 1,25 %, de façon à inciter les acheteurs de logements et de voitures à s’endetter encore plus pour soutenir la consommation nationale.
Troisième manette : le dollar « faible ». Car, sans le dire, Washington a décidé de le laisser dégringoler pour favoriser ses exportations et tenter de contenir le formidable déficit commercial américain. Déficit qui a atteint le niveau record de 435 milliards de dollars en 2002. Alors qu’il cotait environ 0,90 euro il y a un an, le billet vert varie autour de 1,10 euro aujourd’hui.
Quatrième manette : l’État a acheté – en secret – des actions pour soutenir les cours de Wall Street. Son portefeuille serait d’environ 130 milliards de dollars, mais enregistrerait une perte de 35 milliards de dollars en raison de la déprime boursière, selon l’indice S&P 500.
Cinquième manette déterminante pour éloigner la dépression : une guerre rapide, facile et peu coûteuse en Irak. Les communicants de la Maison Blanche racontent un véritable conte de fées : cette guerre éclair débridera, assurent-ils, les acteurs économiques et relancera les investissements. Le recul du prix du baril de pétrole à 25 dollars, voire à 15 dollars, libérera du pouvoir d’achat dans tous les pays consommateurs…
Comment le plus pessimiste des Américains pourrait-il résister à cette avalanche de bonnes nouvelles ? Eh bien, il n’a qu’à écouter les économistes qui craignent de voir le déficit budgétaire du pays bondir de 304 milliards de dollars en 2002-2003, à 400 milliards ou 500 milliards au cours des exercices suivants, sous l’effet des réductions d’impôts, de la relance de la course aux armements, de la guerre puis de la reconstruction de l’Irak. Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale, pourtant bien disposé à l’égard des républicains au pouvoir, a mis en garde contre le risque de voir « les déficits échapper à tout contrôle » et jugé que les baisses d’impôts n’étaient « pas nécessaires pour stimuler l’activité ». Quatre cent cinquante économistes, dont dix Prix Nobel, ont dénoncé, dans le New York Times daté du 11 février, le plan de relance de Bush. Ces éminents spécialistes estiment que les créations d’emplois et la croissance n’en résulteront pas et que la disparition de l’imposition sur les dividendes découragera les investissements.
Mais il y a pire. Le président et ses conseillers n’ont pas pris garde au fait qu’en réduisant les impôts fédéraux ils étranglaient les cinquante et un États de l’Union américaine. En effet, ceux-ci ont adossé leur fiscalité à celle de l’État fédéral. En supprimant la taxe sur les dividendes, George W. Bush va leur faire perdre 50 milliards de dollars sur dix ans. L’État de New York s’attend à un trou de 10 milliards en 2004, et celui de Californie parle de 35 milliards de déficit dans les dix-huit prochains mois. Comme les États déjà malades n’ont pas le droit d’être en déficit, ils vont devoir soit augmenter les impôts locaux – ce qui ira à rebours de la démarche présidentielle -, soit réduire leurs dépenses : la Californie projette de réduire les aides médicales pour 500 000 familles à revenus modestes ; le Colorado a décidé de n’ouvrir ses écoles que quatre jours par semaine. Des licenciements massifs sont à redouter.
Et puis, il y a ce que l’on appelait le « dieu-dollar ». Il représente près de 70 % des réserves de change mondiales. Sa solidité repose sur la confiance du monde entier dans la sécurité et la profitabilité que la puissance américaine offre aux investisseurs. Cette image d’airain valait aux États-Unis de draguer les deux tiers de l’épargne du globe, alors que leur Produit intérieur brut (PIB) ne représente que le tiers du PIB mondial. Autrement dit, ils vivent à crédit et leur comportement justifie les critiques de l’économiste français Jacques Rueff, qui les accusait d’avoir inventé à leur profit « le merveilleux secret du déficit sans pleurs, qui permet de donner sans prendre, de prêter sans emprunter et d’acquérir sans payer ». Les entreprises françaises, les retraités japonais et la Banque centrale chinoise, pour ne citer qu’eux, donnaient sans compter au Trésor américain. Ils ont contribué ainsi à former une énorme bulle qui s’appelle l’Amérique et qui, comme toutes les bulles, a vocation à éclater. La seule question sans réponse est « quand ? ».
Les investissements sont en train de retourner en Europe, où l’on est moins belliciste et moins endetté. La Chine et le Japon compensent le dollar en mettant de l’euro dans leurs réserves. Même les fonds obligataires américains commencent à parier sur l’Europe. Par leur politique économique, les États-Unis ont dilapidé la confiance aveugle qu’ils inspiraient. Si jamais un mouvement de panique se déclenchait contre le dollar, il y a gros à parier qu’aucune mesure, aucune concertation entre Banques centrales, aucune union sacrée des gouvernements ne résisteraient aux effondrements monétaires, financiers et économiques qui en résulteraient, tant la mondialisation diffusera au monde entier les tares du système américain.
Lorsque les créanciers doutent des capacités d’un débiteur à tenir ses engagements, ils sont impitoyables, comme on le voit en Argentine, par exemple. Faut-il rappeler que les États-Unis constituent le plus gros débiteur du monde, à hauteur de 6 400 milliards de dollars ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires