La fin justifie les moyens

Pour extorquer des informations aux membres présumés d’el-Qaïda, les Américains, même s’ils se défendent d’aller jusqu’à la torture, ne s’encombrent guère de considérations morales.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Comment les Américains font-ils parler les membres d’el-Qaïda qu’ils ont arrêtés ? Le New York Times s’est posé la question à l’occasion de la capture, le 1er mars, de Khaled Cheikh Mohamed, chef des opérations d’el-Qaïda et cerveau présumé des attentats du 11 septembre. « La détention, écrit le NYT, pose un problème politique et moral quand on en vient aux techniques d’interrogatoire utilisées pour obtenir des informations capitales. » Le quotidien a fait mener l’enquête par trois journalistes, Raymond Bonner, Don Van Natta Jr. et Amy Waldman, et rédiger l’article par Van Natta.
Khaled Cheikh, ont répondu des responsables américains, ne sera pas soumis à la torture physique. On utilisera « ce que l’on considère comme des techniques acceptables : la privation de sommeil et de lumière, la suppression temporaire de nourriture, d’eau, d’accès à la lumière du jour et de soins médicaux ». C’est le sort qui avait été réservé à Abou Zoubeïda, le plus important dirigeant d’el-Qaïda détenu par les Américains jusqu’à la capture de Cheikh Mohamed. Zoubeïda, blessé par balles au cours de son arrestation, fut privé d’analgésiques.
Mais où est la limite entre « l’acceptable » et « l’inacceptable » ? Le secrétaire d’État Colin Powell et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld affirment que les « techniques américaines » sont conformes aux accords internationaux qui interdisent l’usage de la torture et que « toutes les mesures appropriées » sont prises dans les interrogatoires. Holly Burkhalter, directeur de l’association Physicians for Human Rights (Les Médecins pour les droits de l’homme), l’une des cinq ONG qui font pression sur le Pentagone, n’est pas d’accord : « Non, dit-il, il n’y a pas de politique antitorture systématique. »
Paraissent d’un usage courant les « techniques » qui consistent à enfermer la tête des suspects dans une cagoule sans trous pendant des heures et à les forcer à rester immobiles, debout ou à genoux, dans une pièce glaciale ou surchauffée. Plus ingénieux : on fait mener l’interrogatoire par des femmes, ce qui est une façon d’humilier les islamistes, plutôt habitués à jouer les seigneurs et maîtres.
On prend aussi la précaution de procéder aux interrogatoires des prisonniers importants dans des lieux où ne s’applique pas la juridiction américaine. Certains sont tenus secrets, mais il est admis qu’il y a des « centres d’interrogatoire » à la base aérienne de Bagram, en Afghanistan, ou dans l’île de Diego Garcia, dans l’océan Indien. Une enquête est d’ailleurs en cours au sujet de la mort de deux détenus à Bagram, en décembre. Les techniques acceptables semblent bien avoir été utilisées dans cette prison. Le quotidien Le Monde daté du 15 mars cite le témoignage de deux détenus qui furent libérés ensuite. Ils n’ont jamais été battus, mais ont été arrosés à l’eau glacée, privés de sommeil, contraints de rester debout en permanence, pieds et mains enchaînés, avec autorisation de s’allonger seulement deux heures par jour, interrogés presque quotidiennement : 55 jours sur 65 de détention.
Autre méthode : transférer les prisonniers dans des pays où la torture est monnaie courante comme l’Égypte, la Jordanie ou l’Arabie saoudite. Les défenseurs des droits de l’homme affirment que cette pratique est contraire au droit américain et viole la convention internationale de 1984 contre la torture.
Beaucoup de spécialistes, américains et étrangers, estiment que « la contrainte purement physique est inefficace ». La meilleure méthode serait un mélange de manipulation psychologique, de privations physiques et de gestes apaisants. « Souvent, la souffrance engourdit et bloque les sujets, explique Magnus Ranstorp, directeur adjoint du Centre d’étude du terrorisme et de la violence politique de l’université de Saint Andrews, en Ecosse. Il faut entrer dans la tête des gens pour y chercher ce qui s’y trouve. »
Environ trois mille suspects talibans ou membres d’el-Qaïda ont été arrêtés depuis l’automne 2001. Certains ont été relâchés. Le groupe le plus important se trouve à Guantánamo, dans l’île de Cuba. Il compte environ 650 détenus. Mais selon les autorités américaines, ils ne savent pas grand-chose. Les membres importants d’el-Qaïda, eux, sont interrogés par des agents de la CIA et des interprètes spécialement formés. Les agents du FBI soumettent une liste de questions, mais ne participent généralement pas aux interrogatoires.
Le New York Times a pu s’informer de façon précise sur l’interrogatoire prolongé d’Omar Farouk, un confident d’Oussama Ben Laden et l’un des principaux dirigeants d’el-Qaïda en Asie du Sud-Est. Il a été capturé en juin 2002 par des agents indonésiens sur indications fournies par la CIA. « Il n’a pas été torturé, raconte un spécialiste occidental du renseignement, mais on s’en est approché d’aussi près que possible. »
Dès que Farouk a été arrêté, on lui a mis une cagoule sur la tête et on l’a embarqué dans un avion de la CIA. Quand il est arrivé à destination, quelques heures plus tard, on lui a retiré sa cagoule. Sur le mur, en face de lui, étaient accrochés les écussons de la police et des pompiers de New York. Le jeu, baptisé « le faux drapeau », a pour but de désorienter le prisonnier, et de lui faire perdre ses repères et ses défenses. Parfois, le décor est agencé de telle manière que le suspect s’imagine qu’il est dans un pays où les interrogatoires se font sans ménagement.
En fait, Farouk était au centre d’interrogatoire de la base de Bagram. Les responsables américains étaient convaincus qu’il en savait beaucoup sur les attentats en préparation et sur le réseau d’el-Qaïda en Asie du Sud-Est que Ben Laden l’avait chargé d’organiser en 1998.
Dans un premier temps, Farouk ne livra que des bribes d’information. Mais l’interrogatoire se prolongea nuit et jour pendant des semaines et des semaines. Farouk était entièrement nu la plupart du temps, pieds et poings liés. Le droit international exige que l’on accorde huit heures de sommeil par jour aux prisonniers qu’on interroge, mais on peut toujours s’arranger pour que ces huit heures ne soient pas consécutives. Il était branché à un détecteur de mensonges et l’on pouvait vérifier s’il donnait la bonne réponse quand on la connaissait.
Pendant trois bons mois, Farouk eut très peu à manger, fut privé de sommeil et de lumière, soumis à un isolement prolongé et à des variations de température allant de – 12 °C à + 38 °C. Il finit par « coopérer ». Il révéla des plans visant à introduire des camions chargés d’explosifs dans des enclos diplomatiques américains. Dès le lendemain, les ambassades et les consulats des États-Unis en Indonésie et dans une douzaine d’autres pays de l’Asie du Sud-Est étaient fermés. Farouk donna aussi des listes des individus qui devaient participer à ces opérations et mentionna, dans le détail et par écrit, d’autres projets.
Il avait tenu plus longtemps que Zoubeïda, qui a craqué après deux mois d’interrogatoire…

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