La crevette fait grise mine

L’industrie halieutique est en plein essor. Mais l’harmonisation des normes sanitaires imposée par l’Europe risque de la mettre à mal.

Publié le 25 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Une centaine de femmes, portant blouse, bottes et masque blancs, s’activent dans une atmosphère de poisson et d’eau de Javel. Dans la grande pièce au sol carrelé, des caisses en plastique contiennent des milliers de crevettes grises, de toutes tailles. Sur les tables, entassées, elles attendent d’être décortiquées, une à une. Après avoir été soigneusement nettoyées – mais pas trop, pour qu’elles conservent leur gluant fort apprécié des cuisiniers asiatiques ou indiens -, elles seront surgelées, puis envoyées vers l’Europe.
Ici, en plein coeur de Cotonou, sur les bords du lac Nokoué, l’activité de l’usine de congélation de produits de la mer Crustamer bat son plein. De l’extérieur, personne ne pourrait dire que ces vieux bâtiments cachent les salles de surgélation, aux conditions sanitaires irréprochables, de la principale entreprise de transformation industrielle et d’exportation de crevettes du Bénin.
Avec presque 1,5 milliard de F CFA de chiffre d’affaires en 2001, la société, créée en 1997, se porte bien. L’industrie de la crevette béninoise a trouvé une nouvelle jeunesse à la fin des années quatre-vingt-dix et représente, avec trois entreprises (Crustamer, la Société béninoise de pêche – Sobep – et Froid Surgelé Glace – FSG), le deuxième poste d’exportations du pays (3 milliards de F CFA – 4,5 millions d’euros), très loin derrière le coton, mais à égalité avec la noix de cajou.
La crevette béninoise est connue à travers le monde, et l’avantage, précise Patrick Noyes, le PDG de Crustamer, « c’est que c’est un label « produit du Bénin » ». Elle est décortiquée et congelée sur place, alors que la noix de cajou, par exemple, est exportée en tant que matière première et transformée à l’étranger. « Préparée, la crevette se négocie à l’étranger 25 % plus cher que celles issues d’autres pays ouest-africains, souligne Noyes. Nous avons un réel avantage, notamment parce que nous faisons tout à la main. »
La totalité des exportations de Crustamer (environ 400 tonnes de produits finis) va en Europe, via un opérateur espagnol, mais 20 % des stocks repartent ensuite vers le Japon, le Mexique ou les États-Unis. Ce qui facilite grandement ses expéditions, car l’entreprise ne négocie qu’un seul accord avec l’Espagne.
Depuis deux ans, l’activité halieutique du pays a connu une réelle expansion, notamment depuis l’augmentation des capacités de production de Crustamer. Pourtant, elle est menacée par l’harmonisation des normes sanitaires européennes. Aujourd’hui, les entreprises exportent encore sur la base d’accords bilatéraux signés avec les pays de l’Union européenne (UE). Mais, d’ici au 31 décembre 2003, et l’entrée en vigueur des décisions 91/493/CEE et 95/408/CE sur l’harmonisation européenne des normes sur la crevette, le Bénin a du pain sur la planche.
Il lui faudra, en effet, être inscrit sur la première liste des pays agréés pour l’exportation des crevettes vers l’UE, qui donne accès à tout le marché communautaire. Or le Bénin n’est, à ce jour, enregistré que sur la deuxième liste (celle des accords bilatéraux, qui arriveront à terme en cette fin d’année) et attend les résultats de l’inspection pour son inscription sur la première. Sans cette promotion, le pays pourrait bien se voir refuser, tout simplement, l’entrée de ses crustacés dans tous les pays de l’Union à partir de 2004. Ayant atteint en 2001 le seuil minimal de 700 tonnes de produits exportés (un des critères d’élection à la première liste), le Bénin doit encore changer une partie de sa législation pour être conforme aux futures normes européennes. Une mission de l’Office alimentaire et vétérinaire (OAV) de l’UE s’est rendue au Bénin en octobre 2002 pour déterminer si le pays pouvait passer sur la première liste. On attend toujours ses conclusions. Des lacunes auraient été détectées dans la formation du personnel, dans les procédures d’agrément des entreprises, ou encore dans l’utilisation du chlore. Plus grave, la mission estimerait que la majorité des textes législatifs qui concernent les produits de la pêche ne sont pas assez rigoureux ou encore à l’état de projet. Aujourd’hui, par exemple, une fois que l’autorité compétente béninoise a accordé l’autorisation à une entreprise de transformation de crevettes de produire, elle ne peut, en aucun cas, la lui retirer. Or l’UE demande des inspections régulières afin d’empêcher une entreprise qui ne respecte plus les normes sanitaires d’exercer. Une enveloppe totale de 44,86 millions d’euros a été accordée par l’UE aux pays Afrique-Caraïbes-Pacifique et aux DOM (départements d’outre-mer) pour renforcer les conditions sanitaires des produits de la pêche. Le Bénin, qui a soumis à la fin de l’année dernière une requête pour recevoir les fonds alloués au programme, n’a toujours pas reçu de réponse de Bruxelles, regrette Patrick Noyes, et accumule un retard dommageable.
Les pieds dans l’eau, au milieu des kilos de crevettes qui viennent d’arriver des lacs, le PDG de Crustamer s’insurge : « Dans notre chaîne, il se passe seulement six heures entre le moment où la crevette est pêchée et celui où elle est emballée, surgelée à – 45 °C et prête à être exportée. Ce qui équivaut au même laps de temps que si l’opération s’effectuait sur un bateau au large. Le problème ne se situe pas à notre niveau, mais plutôt du côté des autorités nationales compétentes, et dans les textes. »
En attendant, les 350 employés des trois usines de congélation de crevettes du Bénin pourraient bien se retrouver au chômage technique d’ici à la fin de l’année. Aux dépens des 50 000 pêcheurs qu’elles font vivre et des 350 000 foyers béninois qui y sont rattachés. Au grand dam aussi des restaurateurs indiens en Grande-Bretagne, par exemple, qui sont friands de ces crustacés.
Si les autorités béninoises ne s’ajustent pas rapidement, il ne restera plus aux entreprises qui les commercialisent qu’à trouver d’autres moyens pour exporter leurs produits. Comme ce fut le cas au Cap-Vert : il a fallu se conformer aux normes européennes. Pendant ce temps-là, leurs crevettes sont tout simplement passées par le Sénégal, qui, lui, était aux normes.
Crustamer et les autres industriels tentent donc de mobiliser les autorités pour s’ajuster au plus vite aux critères européens. Mais la filière est, de toute façon, fragile. Les entreprises du Bénin devront poursuivre les investissements qu’elles ont déjà effectués pour affirmer leur expansion (+ 25 % par an depuis deux ans) afin d’être prises au sérieux par Bruxelles. Mais produire plus n’est pas si facile. « Il faut du temps pour traiter les crevettes à la main, explique Noyes. Nous avons fait le choix de la qualité ! »

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