La chute de l’Ange
Comment l’ancien président Ange-Félix Patassé a-t-il vécu son renversement par le général Bozizé ? Qu’a-t-il fait, qui a-t-il vu, au cours des cinq jours qui ont suivi le putsch ? Un récit exclusif.
«J’avais 19 ans quand j’ai commencé la lutte, j’en ai aujourd’hui 66. Ce n’est pas maintenant que je vais m’arrêter. » Ainsi parle Ange-Félix Patassé depuis son lieu d’exil, une semaine à peine après sa chute. Chassé d’un pouvoir qu’il exerçait depuis dix ans, entre mutineries et tentatives de coup d’État, l’ancien président centrafricain est aujourd’hui un homme seul, abandonné par presque tous ses pairs, sans perspective de retour. Mais Patassé est aussi un incurable optimiste, un battant mystique qui s’affirme volontiers protégé par Dieu et les anges, habité par une foi inébranlable en lui-même. Il a vécu sans donner aucun signe d’abattement les heures et les jours les plus longs, ceux qui ont suivi la prise de Bangui par les hommes du général François Bozizé. En voici le récit exclusif.
Jeudi 13 mars. Patassé quitte Bangui pour se rendre à Niamey, au Niger, où se tient un sommet de la Cen-Sad (Communauté des États sahélo-sahariens). Une vingtaine de personnes l’accompagnent à bord du DC-8 libyen obligeamment prêté par son « frère » Mouammar Kadhafi. Il y a là Angèle, son épouse, Martial Beti-Marace, son ministre des Affaires étrangères, Prosper Ndouba, son conseiller spécial, qui se remet à peine des deux mois passés, à la fin de l’année dernière, entre les mains des rebelles qui l’avaient pris en otage, son médecin personnel, deux de ses fils et quelques agents de sécurité.
Si Patassé a accepté de quitter Bangui pour présenter une communication « capitale » sur son projet de détournement des eaux du fleuve Oubangui vers le lac Tchad, c’est qu’il a le coeur léger. À l’aéroport de Mpoko, son chef d’état-major, le colonel Antoine Gambi, l’a assuré que tout allait bien et que les rebelles de François Bozizé étaient contenus loin de la capitale. Mauvaise information ? État lamentable des communications ? Double jeu de la part d’un officier supérieur qui, dès le lendemain, ralliera la rébellion ? Toujours est-il que tout va mal. Bozizé, qui a quitté Paris, deux semaines auparavant, sous une fausse identité, avant de regagner la Centrafrique, via le Cameroun, est passé à l’offensive. Quelques subsides obtenus à Brazzaville et à Libreville lui ont permis d’acheter des armes au Tchad et de recruter plusieurs centaines de mercenaires goranes, anciens spadassins d’Hissein Habré pour la plupart, lesquels ont reconquis sans coup férir la majorité des localités du Nord et de l’Ouest. Les Congolais de Jean-Pierre Bemba, ce qui reste des forces armées centrafricaines et les miliciens formés par le Français Paul Barril sont en déroute. Rusés, les chefs rebelles ont coupé leurs téléphones satellitaires. Leur avant-garde n’est plus qu’à 50 km de Bangui, mais nul, ou presque, ne le sait.
Vendredi 14 mars. Les rebelles prennent Bossembele, puis Bouali, où Ange-Félix Patassé aime à passer les week-ends, dans sa petite ferme. À Niamey, le président planche devant douze chefs d’État, puis rencontre Kadhafi et Idriss Déby, le président tchadien. Ce dernier sait-il qu’au moment même où il embrasse Patassé, Bozizé, qu’il soutient toujours discrètement, est sur le point d’entrer à Bangui ? Mystère.
Samedi 15 mars. Angèle Patassé a du retard et le président s’impatiente. La première dame fait ses courses dans Niamey, il faut l’attendre. Tout le monde l’ignore encore, mais ce contretemps a sans doute sauvé la vie du couple. En vue de l’aéroport de Mpoko, vers 15 h 30, l’équipage du DC-8 est en effet informé par la tour de contrôle des combats qui se déroulent aux abords des pistes. Impossible d’atterrir, l’avion fait demi-tour. Mais pour aller où ? Patassé choisit d’abord Libreville, au Gabon. Joint au téléphone depuis la cabine de pilotage, le président Omar Bongo conseille à son « frère » de se rendre plutôt à Yaoundé, au Cameroun : « Tu y seras plus proche de chez toi, explique-t-il, je me charge de prévenir le président Biya. » Patassé commence brusquement à se sentir encombrant. Lorsqu’en début de soirée le DC-8 atterrit sur l’aéroport de Nsimalen, le Premier ministre camerounais Peter Mafany Musonge est au bas de l’échelle, prévenant. La délégation est conduite à l’hôtel Hilton, où une suite présidentielle a été préparée à son intention. Là, Angèle s’effondre, en larmes. Elle n’a aucune nouvelle de Salomon et Providence, ses jeunes enfants, restés à Bangui dans la tourmente. Dans la nuit, on apprend qu’ils sont en lieu sûr, à l’ambassade de France, d’où ils seront bientôt évacués en Transall sur Libreville avec le reste de la famille et les domestiques togolais du couple. On apprend aussi que le Premier ministre, Martin Ziguélé, s’est présenté à pied devant le bureau du Bonuca (la mission de l’ONU en Centrafrique), où il a trouvé refuge. On apprend surtout que le pillage de la capitale a commencé. Un pillage d’anthologie, dit-on. Patassé dîne très tard ce soir-là. Il attend et espère un coup de téléphone de son hôte, Paul Biya, en week-end dans son village de Mvomeka. Un appel qui ne viendra pas.
Dimanche 16 mars. Les premières heures après une chute sont toujours euphoriques. Beaucoup de présidents renversés ont connu cela, et Patassé en fait l’expérience. Alors que les condamnations du coup d’État se multiplient à travers l’Afrique, il est convaincu que tout va bientôt rentrer dans l’ordre. Joints au téléphone, Kadhafi le Libyen, Tanja le Nigérien, Eyadéma, Bongo et Sassou Nguesso se montrent bienveillants, compréhensifs, un peu trop compatissants peut-être. Même Idriss Déby promet, au moins Patassé le croit-il, l’appui de ses troupes qui, cela tombe bien, viennent d’entrer en Centrafrique, où elles se sont positionnées à 100 km au nord de Bangui. Depuis l’Élysée, Michel de Bonnecorse, le « monsieur Afrique » de Jacques Chirac, assure le chef déchu de son soutien, tout en lui laissant comprendre que la France n’interviendra pas, si ce n’est pour évacuer ses ressortissants. À Bangui, Bozizé s’est autoproclamé président, et, à Mvomeka, Biya n’appelle toujours pas. Mais Patassé reste de marbre : « J’ai le moral au plus haut, nous confie-t-il, je me prépare calmement à revenir ; les anges me protègent. »
Lundi 17 mars. Le vent tourne. Bongo, qui, dans un premier temps, avait, du bout des lèvres, demandé l’intervention de la France, parle maintenant de retirer de Bangui le contingent de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). Dans sa suite du Hilton, Patassé est furieux : « C’est une trahison ! Ces gens sont censés protéger et rétablir la légalité ! Tous ces chefs d’État ne font que tromper les peuples ! » Du côté de Déby, le mirage s’est évanoui : « On accuse déjà les Tchadiens de piller Bangui, que ne dirait-on pas si mes hommes entraient dans la ville ! » explique-t-il. La conversation terminée, Patassé se tourne vers ses proches : « Que voulez-vous, c’est l’Afrique ! » Même Bemba, que Patassé appelait « mon fils » et pour qui Bangui est une base arrière vitale, semble fuyant. Seul épisode réconfortant dans cet océan de realpolitik : Chantal Biya, l’épouse du président camerounais, reçoit Angèle Patassé dans l’après-midi. Pour la consoler. Elle fait aussi parvenir aux Patassé de la nourriture africaine. Édith Bongo, elle, téléphone deux fois par jour à sa soeur éplorée. Un simple coup d’oeil sur Cameroon Tribune, le quotidien officieux, fait comprendre au couple qu’il va devoir préparer ses valises. On y apprend que Patassé, qualifié de « personnalité de haut rang en détresse », a été accueilli à Yaoundé « pour raisons humanitaires ». On ne saurait être plus clair. D’ailleurs, Biya, qui est rentré de Mvomeka, n’a pas téléphoné.
Mardi 18 mars. Il est 15 h 30 lorsque Hamidou Marafa Yaya, le ministre d’État camerounais chargé de l’Administration territoriale, et Jean-Marie Atangana Mebara, le secrétaire général de la Présidence, rendent visite à Patassé.
« Monsieur le Président, il est temps pour vous de quitter le Cameroun, lui annoncent-ils en substance.
– Laissez-moi un moment pour me retourner et trouver un point de chute, répond-il.
– Tout à fait, disons quarante-huit heures. »
Patassé est gris.
« Ce qui m’est arrivé peut arriver à d’autres ; votre président en a-t-il conscience ? » murmure-t-il.
Joint au téléphone par J.A.I., il se montre plus net encore : « On m’expulse, je cherche un pays qui veuille bien m’accueillir ; vous n’avez pas une idée ? » En fait, l’inventaire des possibilités est vite fait : l’Afrique du Sud, la Libye et le Togo. Ce sera Lomé, que Patassé connaît bien pour y avoir vécu un précédent exil et pour y avoir rencontré Angèle, elle-même togolaise.
« Tu es ici chez toi, lui répond d’ailleurs, fidèle à lui-même, Gnassingbé Eyadéma, je prends toutes les dispositions nécessaires.
– Enfin un qui a des c… », commente un membre de la délégation.
Il ajoute : « Et dire que, lors du dernier sommet de Paris, nous avons tous cru Jacques Chirac lorsqu’il nous a assuré que le temps des rébellions et des coups d’État était révolu ! »
Mercredi 19 mars. Biya s’envole pour les États-Unis, sans avoir téléphoné à son ex-frère tombé en disgrâce. Le couple Patassé, lui, prépare son départ. Le DC-8 est reparti depuis longtemps à Tripoli, mais le colonel Kadhafi, dans un dernier geste de solidarité, envoie à Yaoundé un avion de rechange afin d’acheminer les exilés vers Lomé. Un peu las, l’ex-président écoute à la radio le compte-rendu de la visite faite, la veille à Bangui, par Jean Ping et Rodolphe Adada, les ministres gabonais et congolais des Affaires étrangères. Ce dernier, surtout, qui donne à Bozizé du « Monsieur le Président », avant de saluer la « vision » faite « d’ouverture et de réconciliation » du général putschiste, lui arrache un sourire : « Il en fait un peu trop, vous ne trouvez pas ? »
Au même moment, les troupes tchadiennes que Déby lui refusait hier faisaient leur entrée à Bangui. À Libreville, on apprend que, en définitive, les forces de la Cemac allaient rester sur place. Trop naïf, trop atypique, Patassé n’a, il est vrai, jamais été vraiment admis au sein du club des chefs d’État de la région. Un club dont les valeurs essentielles ne sont ni la charité, ni la compassion, ni la tolérance, mais le prestige et la force.
Jeudi 20 mars. Patassé et ses proches quittent enfin Yaoundé pour Lomé. Leurs hôtes commençaient à trouver le temps long. Avant son départ, Amadou Toumani Touré et Abdoulaye Wade lui ont téléphoné pour l’inviter à se rendre, plus tard, à Bamako et à Dakar. « Je vais fonder le Front de libération du peuple centrafricain et je chasserai Bozizé du pouvoir », nous confie l’ex-président, quelques heures avant d’embarquer. En dehors de J.A.I., nul ou presque ne l’écoute. La guerre vient d’éclater en Irak, et la Centrafrique, plus que jamais, n’est qu’une banlieue oubliée du monde.
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