[Tribune] Printemps arabe : une saison inédite d’Oran à Khartoum

De l’Algérie au Soudan, les acteurs des contestations s’autodésignent comme des « militants du hirak », un concept qui produit des jeunes leaders novices qui ne sont pas vénérés. Et génère des fraternités et des coalitions improbables.

Des manifestants portent un drapeau algérien géant lors d’une manifestation à Bordj Bou Arreridj, vendredi 26 avril 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

Des manifestants portent un drapeau algérien géant lors d’une manifestation à Bordj Bou Arreridj, vendredi 26 avril 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

Mohamed Tozy
  • Mohamed Tozy

    Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).

Publié le 13 juin 2019 Lecture : 4 minutes.

Depuis plusieurs mois, dans les villes algériennes de Blida, Constantine, Alger ou Oran, comme dans les cités soudanaises de Khartoum, Atbara ou Al-Qadarif, des milliers de citoyens manifestent pour exiger le départ des gouvernants en place depuis des décennies et pour dénoncer la corruption. Ils réinventent de nouvelles façons de protester, expriment des visions inédites, souvent matures, des transformations politiques auxquelles ils aspirent.

Ils ne se satisfont pas des « sacrifices expiatoires » proposés par les gouvernants. Ainsi, les départs d’Abdelaziz Bouteflika et d’Omar el-Béchir n’ont fait que renforcer leur engagement et leur mobilisation en vue d’un changement en profondeur.

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« Militants du hirak »

Plusieurs observateurs parlent d’un printemps arabe différé, comme s’il s’agissait du même phénomène. Sans en rejeter l’idée, il serait intéressant de tirer des enseignements de ce type de mouvement, original par sa durée et sa constance, mais aussi par son mode de structuration. On est loin d’une haraka (« mouvement », en arabe) comme celle des Frères musulmans ou d’une intifada (« révolte ») vulgarisée par les Palestiniens. On est encore plus loin de la qawma (« action de se dresser ») chère au cheikh Yassine, ancien leader du mouvement islamiste marocain Al Adl wal Ihsane.

>>> À LIRE – [Chronique] Destitution d’Omar el-Béchir : un nouveau printemps arabe ?

Les acteurs du phénomène dont il est question ici s’autodésignent « militants du hirak », un concept qui éclaire des facettes inexplorées des nouvelles mobilisations sociales. Le terme « hirak » permet de dire le mouvement en mouvement. Il décrit une mobilisation organisée qui, pour autant, n’est ni structurée ni figée dans un organigramme. Elle s’invente et se réinvente à chaque descente dans la rue.

Le hirak offre des possibilités inattendues d’entrée en politique par des chemins détournés

Le hirak produit des leaders nouveaux, jeunes et novices en politique, qui ne sont pas vénérés. Il génère des fraternités et des coalitions improbables. Il offre des possibilités inattendues d’entrée en politique par des chemins détournés, comme ceux empruntés par les ultras des stades de football, lesquels, à l’occasion, proposent leur savoir-faire de virtuoses du tifo pour habiller les murs de slogans ingénieux.

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« Silmiya, silmiya », la révolution du sourire

Dans le Rif et à Jerada, au Maroc, dans la Kabylie, en Algérie, ou dans le Gezira, dans la vallée du Nil, voire en France – notamment avec le mouvement des « gilets jaunes » –, les hirak qui ont émergé ces dernières années présentent tous les mêmes caractéristiques. Ce sont d’abord des mobilisations innovantes, faites de sit-in et de manifestations donnant lieu à de nouvelles sociabilités et appropriations de l’espace public.

Quand elle intervient, la brutalité est traitée comme un dysfonctionnement, un dérapage qu’il faut dénoncer explicitement

Ce sont également des actions non violentes – « silmiya, silmiya », comme le rappellent sans cesse les manifestants algériens. Quand elle intervient, la brutalité est traitée comme un dysfonctionnement, un dérapage qu’il faut dénoncer explicitement. Autre point commun : ces manifestants d’un nouveau genre rejettent toute instrumentalisation par des forces politiques existantes, refusent tout leadership institutionnalisé. Ils remettent en cause le système, mais pas l’État.

Des manifestants marchent à Oran (Algérie) contre la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, vendredi 1er mars 2019. © DR

Des manifestants marchent à Oran (Algérie) contre la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, vendredi 1er mars 2019. © DR

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Participation des femmes

Enfin, ces mouvements se distinguent par une grande capacité d’innovation et d’humour, amplifiée par l’usage des nouvelles technologies, notamment des réseaux sociaux, et par la présence en nombre des femmes, en hijab et ou pas, dans leurs rangs. Leur participation aux défilés et aux sit-in mixtes ainsi que leurs prises de parole en public rompent avec les images des marches séparées, où les manifestantes venaient clôturer le cortège.

Le hirak a désormais ses icônes, à l’instar de la Soudanaise Alaa Salah et des Marocaines Sylia Ziani et Nawal Benaissa, qui ont remplacé au pied levé Nasser Zefzafi dans une région où les femmes étaient privées de parole et exclues de l’espace public.

>>> À LIRE – [Tribune] Algérie : quand la liberté devient l’exception

En Algérie comme au Soudan, le hirak en dit long sur les mutations politiques et sociales en cours et sur la disqualification des élites traditionnelles, symptomatique de la fin d’un cycle. Pour les manifestants, la stratification postindépendance – par exemple en Algérie – et le mode de répartition des ressources qui en est la conséquence directe – fondée sur la participation ou non à la guerre de libération – ne sont plus acceptables.

Sécularisation tortueuse

Ces mobilisations se caractérisent également par l’absence – ou la relative discrétion – des islamistes en leur sein. Au Soudan, cette présence modérée est bien sûr le résultat de trente années de cogestion et de connivence avec les militaires, depuis le coup d’État mené par Omar el-Béchir et Hassan al-Tourabi, grande figure de l’islamisme.

Des manifestants dans la capitale soudanaise Khartoum, vendredi 12 avril 2019. © Anonymous/AP/SIPA

Des manifestants dans la capitale soudanaise Khartoum, vendredi 12 avril 2019. © Anonymous/AP/SIPA

Le mot d’ordre « Liberté, dignité et justice sociale » est plus populaire que les slogans religieux

Les jeunes manifestants algériens, soudanais ou rifains affichent certes des signes de religiosité, parfois rigoristes, mais sans pour autant en faire un usage directement politique. Le mot d’ordre « Liberté, dignité et justice sociale » est plus populaire que les slogans religieux, aussi bien dans les cortèges d’Alger et de Khartoum qu’à Rabat, où les Rifains l’ont scandé après leur condamnation à de lourdes peines le 26 juin 2018.

Matérialisé par la multiplication des lieux de culte – financés à grands frais et encadrés par un personnel religieux au service du pouvoir –, un certain conservatisme se répand dans toutes les couches de la société. Mais cette politique conservatrice est loin de produire les effets d’endoctrinement voulus. Elle est concurrencée par une religiosité d’autodidacte, individualiste et puritaine, opérant de moins en moins dans la sphère politique. Une évolution qui vient confirmer la thèse d’un cheminement tortueux mais soutenu du processus de sécularisation.

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