Il etait une fois dans l’Ouest
Si, dans le nord du pays, la rébellion campe solidement sur ses positions, dans la partie occidentale, la situation est plus incertaine. L’intervention de Libériens dans l’un et l’autre camp venant ajouter à la confusion.
Man, la plus grande ville de l’Ouest ivoirien, semble située au bout du monde. De Bouaké, on y accède par une piste défoncée, à peine assez large par endroits pour laisser passer un véhicule de tourisme. Malheur à qui s’y aventure avec une voiture basse : il y a deux chances sur trois de casser un cardan. La faible fréquentation du lieu contraindra alors l’imprudent à passer la nuit sur place, avec pour seule compagnie les grillons et le maigre espoir de voir enfin poindre dans le lointain quelque phare salvateur.
De Bouaké à Man, il y a 350 km à vol d’oiseau. Il faut, si tout se passe bien, entre huit et dix heures de piste pour faire le trajet sans franchir la ligne du cessez-le-feu entre forces rebelles du Nord et troupes loyalistes du Sud. Le détour passe par les villes de Tiéningboué et Mankono. Villes… le mot est d’ailleurs un peu excessif. Ce sont de gros bourgs écrasés par le soleil, où vivotent des familles de cultivateurs et qui ne se remplissent vraiment que le samedi, jour de marché. On y trouve cependant des écoles, des maternités et des dispensaires, toujours en activité malgré la crise. Le voyageur peut y acheter de quoi manger sur le pouce, du pain, des noix de cajou, des oeufs durs, des bananes poyo bien sucrées. Et pour se rafraîchir, du lait frais – non pasteurisé – qu’on lui transvasera de la bouteille de soda où il est présenté dans un sachet en plastique.
Man porte bien son nom de « cité des dix-huit montagnes », même si les sommets recouverts de forêt ne sont pas très élevés. À à peine 1 000 m pour le mont Sangbè au pied duquel, dit-on, serait née l’idée de créer le Mouvement populaire ivoirien du Grand-Ouest (Mpigo), l’un des groupes rebelles présents dans la zone. La ville présente encore les stigmates des durs combats qui l’ont ravagée à plusieurs reprises. Le 28 novembre, Man a été investie par des combattants rebelles. Étaient-ils du Mpigo ? Appartenaient-ils au Mouvement pour la justice et la paix (MJP), autre faction rebelle qui, malgré son apparition dans l’Ouest, semble avoir des ambitions plus larges ? Les gens du coin ne le savent pas exactement. « Fin novembre, des soldats ont déboulé en ville dans des bâchés. Ils se sont battus contre des gendarmes d’ici, puis contre des Français », raconte Aminata, cuisinière à l’hôtel Amitié de Man. « Ensuite, ils ont tout pillé, jusqu’aux petites cuillères », ajoute-t-elle, comme pour excuser la vaisselle dépareillée qu’elle propose à ses clients. Rien d’étonnant à son incompréhension. Mpigo et MPJ ne sont, en réalité, que deux autres visages du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), qui contrôle la partie nord du pays.
Ces organisations ont été artificiellement créées pour plusieurs raisons. D’abord, pour contourner le cessez-le-feu signé le 17 octobre 2002 à Bouaké par les représentants du MPCI, l’accès à la mer par le port de San Pedro restant un objectif suffisamment important pour justifier la poursuite de combats. Ensuite, l’apparition de ces mouvements à la fin de novembre 2002 concrétisait une menace qu’avait fait peser le MPCI sur le président Laurent Gbagbo, alors que les pourparlers étaient voués à l’échec : « Votre attitude peut conduire à l’émergence d’autres rébellions. »
Sur le terrain, l’organisation a été relativement facile à mettre en place. L’assassinat du général Gueï, le 19 septembre, a poussé les Yacoubas – l’ethnie de l’ancien chef de la junte – à rejoindre en nombre les rebelles du Nord afin de renverser un « pouvoir assassin ». Leur chef ? Le sergent N’Dri N’Guessan, un Baoulé né en 1962 dans un village près de Yamoussoukro. « J’étais en exil à Cuba le 19 septembre, je suis rentré une semaine plus tard », raconte celui qui va prendre le nom de Félix Doh, un patronyme mieux approprié pour « s’intégrer » à ses troupes. « J’ai fait partie de la garde rapprochée du général Gueï et j’ai fui, comme beaucoup d’autres, après le "complot du cheval blanc" » (une tentative d’assassinat du chef de l’État dans la nuit du 17 au 18 septembre 2000, qui a conduit à de nombreuses arrestations).
Le MJP présente un caractère moins régional et surtout moins « guéiste ». Le général ayant fait emprisonner et torturer bon nombre de militaires de l’Ouest, il était important de recruter également ces survivants, sans toutefois les mélanger à leurs anciens bourreaux ou à ceux qui les soutenaient. Le MJP a donc permis de surmonter les inimitiés tout en récupérant des soldats aguerris. C’est le cas d’Adam’s, un homme grand et athlétique, avec des petites lunettes rondes d’intellectuel. Lorsqu’il a été arrêté, le 1er septembre 2000, en compagnie du sergent Seydou Koné et du caporal Issiaka Ouattara, aujourd’hui connu sous le surnom de Wattao, il était le sergent-chef Adama Coulibaly. Tous trois ont été abominablement torturés au camp d’Akouédo. Aujourd’hui, Adam’s est chef du Commandement opérationnel de Man. Il est responsable de la sécurité en ville et a fort à faire.
La situation de Man et de sa région est, en effet, confuse. Le 28 novembre 2002, la ville tombe entre les mains des rebelles. Le 1er décembre, quelque cent soixante étrangers (dont une quarantaine de Français) sont évacués par l’aéroport de Man. La population apeurée fuit à travers la forêt et les plantations de cajou vers Guiglo et Duékoué. Environ deux semaines plus tard, une contre-offensive est lancée par les loyalistes, soutenus par des hélicoptères MI-24 que des témoins disent avoir vus pilotés par des mercenaires blancs. La ville est reprise.
Les combats vont recommencer le 21 décembre avec des troupes rebelles fraîches et bien armées. Elles sont coordonnées par le colonel Michel Gueu, l’une des figures de proue du MPCI, qui a pensé toute la stratégie de reconquête et de sécurisation de la région. Le gros de ses troupes fonce sur le tronçon de route goudronnée qui relie Danané, près de la frontière libérienne, à Man. Les combats sont très durs et font de nombreuses victimes. Des corps vont d’ailleurs rester plusieurs jours dans les rues avant d’être recouverts de chaux puis enterrés par les membres de la Croix-Rouge.
Des milliers de personnes ont fui les hostilités et les exactions. Les offensives et contre-offensives ont rendu la situation complexe, et on ne sait plus très bien qui a fait quoi et à quel moment. Il est évident qu’il n’y a pas d’« opposition » au sens politique du terme dans la région. Les habitants restés sur place sont, pour la plupart, partisans des rebelles. En conséquence, leurs témoignages accablent généralement les soldats loyalistes.
C’est le cas notamment à propos des charniers dont les médias internationaux ont fait état à la fin de 2002. Selon les habitants, il en existe actuellement sept, dont un situé dans le cimetière, composé de plusieurs fosses communes fraîchement refermées. Quelques cadavres en décomposition sont encore entassés dans des bâches, le long des talus. Certains ont été dévorés par les animaux. D’autres gisent parmi les tombes, face contre terre. L’odeur est si insupportable que les villageois n’arrivent pas à vaincre leur dégoût pour ensevelir ces pauvres restes.
Colette, 38 ans, habite une maison située un peu plus haut sur la colline. Elle raconte : « J’étais au marché quand les soldats [des loyalistes, NDLR] sont arrivés. Ils ont arrêté tout le monde, une douzaine de personnes. Ils nous ont conduits ici. Deux grands trous étaient creusés. Il fallait choisir celui qui serait notre dernière demeure. Tout le monde pleurait, demandait grâce. Le chef m’a demandé ma carte d’identité, il a vu que j’étais yacouba, alors il m’a dit de partir. Mais ses hommes ont tué tous les autres. » Un homme renchérit : « Je connaissais leur chef, un gendarme d’ici. Il a tué le petit Dada, un petit réfugié libérien qui gagnait sa vie en lavant le linge. Ils l’ont piégé en lui demandant de démonter et remonter un fusil. Comme il y parvenait sans trop de peine, ils lui ont dit "toi, tu es un rebelle" et ils l’ont tué. C’est lui qui est sur la bâche, là-bas, avec son pagne gris. Ça s’est passé le 18 décembre. »
La présence des Libériens dans la région accentue la confusion. Parmi les troupes du Mpigo se trouvent de nombreux Yacoubas dont les familles vivent de part et d’autre d’une frontière non matérialisée. À certains endroits, seule la langue officielle enseignée à l’école permet de faire la différence entre les nationalités : au Liberia c’est l’anglais, en Côte d’Ivoire, le français. Le recrutement s’est donc fait indistinctement, y compris dans les structures civiles : le médecin de l’antenne de Danané est un anglophone.
Dans les rangs des troupes loyalistes, il y a aussi des Libériens. Anciens soldats du temps de la guerre civile qui a ravagé le pays entre 1989 et 1997, chômeurs ou réfugiés issus des camps du HCR, ils connaissent bien le terrain et sont souvent compétents. Grosso modo, il est admis que du côté des rebelles se trouvent plutôt des partisans du président Charles Taylor, et, en face, des éléments de son opposition armée, le Liberians United for Reconciliation and Democracy (Lurd).
Il y a également les bandes autonomes. Commandés par des chefs souvent très jeunes, leurs membres sont très violents, Drogués, ces guerriers pillent, violent et tuent sans le moindre état d’âme. Ils raflent les enfants dans les villages pour en faire des enfants-soldats comme eux-mêmes l’ont été. On ne trouve jamais de femmes parmi eux. Ils se vendent indifféremment à un camp ou à l’autre et, peu désireux de se faire tuer pour une cause qui n’est pas la leur, changent de commanditaire lorsque la chance tourne. Ils se paient « sur la bête », aussi bien par des razzias dans les villages que par la contrebande de l’or ou des diamants pour laquelle ils jouissent de filières qui défient tous les embargos. On les voit traîner en ville, à Man et à Danané, toujours armés, jamais très loin de leurs véhicules, en général des pick-up « de combat » dépourvus de portes. Certaines bandes sont tristement célèbres. La plus redoutable semble être celle de Sam Bockarie, dit Mosquito, ancien « héros » du Revolutionary United Front (RUF), le mouvement rebelle sierra-léonais. Il se ferait appeler « le maître ».
Les dirigeants militaires du MPCI sont convaincus qu’ils pourront se débarrasser de tous les « mercenaires » libériens au moment opportun, ce qui semble être aussi l’avis des Français. Il reste que, lors de la tournée de meetings du secrétaire général Guillaume Soro au début de février, le colonel Gueu a dû envoyer une cinquantaine d’hommes pour sécuriser la ville. Le convoi a dormi à Séguéla, le temps de les laisser faire leur travail.
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