Dis-moi, mon père…

L’écrivain d’origine algérienne se penche sur les silences de son enfance. Et sur le fossé qui la sépare de la langue arabe et de sa culture.

Publié le 25 février 2003 Lecture : 3 minutes.

C’est une histoire de langue, de guerre et d’amour. Née d’un père algérien et d’une mère française, Leïla Sebbar a passé son enfance dans l’ancienne colonie, où son père était instituteur puis directeur d’école. Elle vit aujourd’hui en France. Elle est ce qu’on appelle un auteur reconnu, confirmé. Sa dernière oeuvre est pourtant difficile à classer : journal intime, mémoires, fiction ? Disons qu’il s’agit d’un voyage dans le temps et l’espace, mi-vécu, mi-imaginé, et qui veut faire la lumière sur un passé que le père a occulté. « Je ne parle pas la langue de mon père », le constat du titre, est repris en tête de chaque chapitre, avec des variantes qui ont une fonction précise. Par exemple, « mon père ne m’a pas appris la langue de sa mère », indique qu’il s’agit ici d’une interruption dans la transmission par les femmes d’un savoir, d’une expérience, d’une sensibilité plusieurs fois centenaires. « Je n’ai pas parlé la langue de Aïcha et de Fatima » pointe un autre type de fracture, celle des classes (Aïcha et Fatima sont des domestiques), celle qui rejette la petite Leïla et ses soeurs hors du peuple – et Dieu sait si cela est lourd de sens en pleine guerre d’Algérie. Puisqu’on parle d’histoire, « mon père ne m’a pas appris la langue des femmes de son pays » a une connotation politique qui est toujours d’actualité. Comment être solidaire de ces femmes qui se battent contre le mépris et la barbarie si on ne peut reprendre, dans leur langue, leurs slogans ? Enfin, il y a aussi ce chapitre qui commence par « je ne parle pas la langue des soeurs de mon père », et c’est peut-être le plus important car il montre que l’on n’est plus membre d’un clan – osons le mot -, d’une tribu. C’est le prix à payer pour accéder à la modernité, qui se construit autour de l’individu. Mais c’est un prix douloureux, quoi qu’on en pense.
Dans ce livre tendu et exigeant, Leïla Sebbar n’oublie pas qu’elle est, avant tout, romancière. Pour répondre aux questions que son père a toujours éludées, elle s’aide de son imagination, la fiction palliant sans peine les lacunes du souvenir. Connaissant la situation actuelle de l’Algérie, elle entreprend de prolonger les souvenirs d’enfance, de les projeter. Elle imagine la trajectoire des uns et des autres, le neveu fourvoyé, devenu islamiste… Rassemblant les bribes d’information, les souvenirs, les anecdotes racontées par les uns et les autres, elle tente de reconstituer par l’écriture une mémoire fragmentée. La remontée aux sources prend alors les couleurs du cauchemar ou de la rêverie. La langue est précise, parfois haletante, parfois ample et grave, et elle sert merveilleusement le propos de l’auteur. Une émotion profonde s’empare du lecteur page après page.
Mais à quoi bon s’attarder sur une époque révolue ? C’est ce que lui répétait son père, d’un air sans doute las. L’animateur vedette Nagui, qui est d’origine égyptienne mais exerce ses talents à la télévision française, confiait récemment le malaise ou le désarroi qu’il éprouvait à l’idée qu’il ne parlait pas l’arabe, la langue de son père. On avait envie de lui crier, devant le poste : « Mais apprends-le, l’arabe, au lieu de geindre ! Inscris-toi à Censier ou aux cours par correspondance ! » Et puis on s’avise, à la lecture de ce livre, que ce n’est pas tant la langue qui les turlupine, les Nagui et les Sebbar, mais plutôt l’amputation d’une partie d’eux-mêmes et, surtout, le fait tragique et incontournable que c’est bien le père qui a voulu cette amputation, avec les meilleures intentions du monde.

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